Ce ne sont que des tôles ondulées, aux arêtes brutes et acérées, posées sur des murs de cartons, palettes empilées, briques desquamées. Calfeutrées de chiffons sales, de paille, de pierres, des bâtisses toutes de guingois forment une sorte de U, adossées les unes aux autres, enchevêtrées et soudées d’un seul tenant. L’équilibre tient du tour de force, de la chance, et surtout de l’obstination.
Une seule source de chaleur, plantée au milieu du U, provient de trois vieux bidons. Dix familles et pas moins de vingt-cinq enfants se relaient autour, qui avec une casserole d’eau, qui avec un bout de pain rassis, qui avec un fagot de brindilles. Sans cesse, en va-et-vient, nuit et jour, pour se réchauffer, alimenter le feu, cuire un plat, et une fois par semaine, le dimanche, partager la soupe commune.
Chacun ce soir-là dépose à la communauté sa semaine d’errance. Beaucoup de ferrailles, de vieux objets cassés, de la nourriture. Rarement de l’argent.
Sauf ce trois septembre.
Dans la main de Pepo, trois billets de cinquante euros forment un éventail.
Le silence est instantané.
Il est d’usage de ne jamais poser de questions. Chacun à sa façon, ses combines, ses errances. On le sait bien que rien ne se fait jamais dans les règles mais ce soir-là, la curiosité brille dans les yeux comme autant de lucioles en plein été.
Pepo n’a que sept ans. C’est le plus petit des garçons. À peine un mètre dix pour treize kilos. Un poids plume qui n’aurait même jamais dû survivre. Aveugle, muet et sourd.
Une charge pour la communauté qui n’attend jamais rien de lui. C’est ainsi que cela arrive parfois. Un petit dont on sait qu’il le restera. Qu’il faudra porter jusqu’au bout. Qui sera silence et nuit au milieu de leurs agitations à survivre.
Comme une graine d’innocence germée malgré tout.
Malgré eux.
À sa pâleur, les aïeux viennent souvent poser leur front taché de soleil, ridé d’avoir trop plié sous le poids des fardeaux.
À sa douceur, les mères ressourcent leurs espoirs et bénissent le jour qui s’en va.
À son mutisme, les jeunes filles épanchent leurs chagrins et les garçons leur colère.
Pepo, depuis toujours, c’est comme une coquille vide que chacun remplit selon ses besoins. Pour survivre au-delà des nuits trop froides, des estomacs à moitié vides, des rires cassés et des désirs inaccessibles. Personne ne fait attention à lui. Il est ici ou là, jamais loin, perché sur un éboulis de roche, les yeux plongés dans le grand ciel, à rêvasser.
Dans ces mains, toujours le même galet, avec un grand P, gravé maladroitement sur l’une des faces. Son pouce en suit la ligne courbe dans une inlassable caresse. Ça peut durer des heures.
Pepo, c’est Pepo. Leur grand mystère. Qui jamais ne parle ni ne comprend. Mais qui vit comme vit la lune ou les étoiles. Au milieu du grand tout. Dans cette enclave isolée. Bien après la ville. Au pied d’un ruisseau et d’un hectare de plaine abandonnée.
Pepo, aussi frêle qu’une brindille, que même le vent n’a pu se résoudre à emporter, a pourtant ce soir ramené de l’argent.
À quel moment est-il parti et par quel miracle a-t-il franchi l’espace de leur territoire reste une question sans réponse.
Il est là, devant eux, tel qu’ils le connaissent, mutique et fragile, avec dans les mains un éventail d’espoir qui les laisse pantois.
Et le dimanche suivant et encore celui d’après.
À chaque fois, le même résultat.
Un éventail. Comme un faisceau de réjouissance.
Il faudrait une surveillance continue pour comprendre, percer son secret, pouvoir doubler les gains. Qui sait, ce que Pepo peut faire, les autres enfants le pourraient aussi. Et peut-être plus. Et peut-être mieux.
Cent cinquante euros, c’est de la viande qui tombe dans les gamelles, c’est enfin du bouillon de légumes bien gras et une poule achetée en vrai, qui pond chaque matin des œufs magnifiques. C’est du vin pour les hommes. C’est chaque jour une étape franchie dans leur dignité. C’est dans les mains des femmes un peu moins de rudesse et aux bourrades des hommes, un peu plus de désir. C’est une mine, un trésor, qu’après quatre semaines, plus personne ne cherche à débusquer. Une habitude de prise. Qui soulage la communauté. Qui envisage l’avenir.
Qui gonfle Pepo d’une nouvelle aura.
Il le sent bien, dans leurs yeux à tous, quand vient son tour le dimanche soir, que tout le monde attend. Que tout le monde l’attend.
L’affaire est entendue ainsi.
Pepo ne se plaint pas. Se rend trois fois par semaine à la cabane. Se laisse faire. Attend.
Le diable est toujours ponctuel. Jamais méchant. Méthodiquement généreux. Il fait sa part du marché. Il travaille à l’équilibre du monde. Sait reconnaitre un ange. Le prix à payer.
D’autres de sa communauté sont pourtant venus le trouver, mais seul Pepo est resté puis revenu.
C’est donc qu’ils savent. N’ont rien dit. Consentent.
C’est donc que l’ordre de Dieu est maintenu. Dans sa lumière se tapit l’ombre. Partout. Tout le temps. À quelque échelle que ce soit.
Sans les « méchants », pas de héros.
Pepo est un héros.
À lui seul, il les sauve tous.
Lou Valérie Vernet
Magnifiquement écrit, cette nouvelle m’a emportée sur le terrain vague de pépo et des siens. Même la rudesse d une vie, d un lieu, d une tribu à sa part de beauté et de mystère. Texte flamboyant 🙏
Je reste sans voix...je suis partagé entre la beauté de l'écriture et l'horreur de la situation
Une nouvelle qui démarre très fort et émouvante 😌Très belle image de « la vie d’Ange » merci Lou Valerie Vernet