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LE CLIENT

Photo du rédacteur: Patricia RICORDELPatricia RICORDEL

Le Client

L’homme s’était installé à une table. Seul. Comme les jours précédents. Il avait passé sa commande avec une économie de mots et un visage fermé. Puis il avait attendu, les yeux dans le vague, les doigts pianotant sur la nappe, par manie plus que par impatience.
Lorsque Lucienne lui avait apporté les plats et souhaité « bon appétit », il avait à peine grommelé un merci. Il avait ensuite pris son temps pour avaler son déjeuner, semblant méditer chaque bouchée.
 
— Un café ?
— Non, ça ira, avait-il répliqué d’un air maussade.
Après avoir demandé l’addition, il avait sorti de la poche de sa veste son petit carnet. Un petit carnet rouge à spirale, sur lequel il griffonnait, à l’issue de chaque repas, de mystérieuses notes. Enfin, il s’était levé de table et était sorti en silence, d’un pas lourd et las en contraste avec le tintement guilleret du carillon de la porte d’entrée.
 
Derrière le comptoir, Albert s’était rapproché de Lucienne, inquiet.
— Tu as vu ? Il a encore écrit quelque chose dans son carnet.
— Oui. Et il n’avait pas l’air content. Il n’a jamais l’air content.
Le couple de restaurateurs avait échangé des regards soucieux. Un soupçon commun prenait simultanément forme dans leurs pensées. Albert fut le premier à le formuler.
— Tu crois qu’il enquête pour un guide gastronomique ?
— Dans un petit bistrot de quartier ?
— Bah, on ne sait jamais. Dans le doute, on va le cajoler : demain, je lui offre le digestif !
 
Comme d’habitude, l’homme avait posé sa veste en tweed défraichi sur le dossier de la chaise. Il arborait, cette fois, une mine déterminée. Il avait même adressé à Lucienne un petit signe de tête lorsqu’elle l’avait servi. Un geste qui avait enhardi Albert au moment du dessert. Avec un large sourire, torchon sur l’épaule, il s’était approché, plein d’assurance, de l’énigmatique convive.
— Un petit calvados, monsieur ? Offert par la maison. Vous m’en direz des nouvelles ! avait-il claironné en faisant claquer le verre sur la table.
Le client lui renvoya un regard torve. Avala cul sec son alcool. Sortit son petit carnet d’un geste brusque où se mêlaient fureur et découragement. Puis, après avoir jeté quelques billets sur la table, il se leva nerveusement et quitta le restaurant d’un pas vif. Sans un au revoir.
 
Accoudés au zinc, les patrons nageaient dans la plus sombre perplexité.
— On dirait que ça ne lui a pas plu, s’étonna Albert.
— Nous sommes peut-être en présence d’un inspecteur incorruptible qui croit qu’on a voulu l’acheter.
— Je me demande bien ce qu’il va écrire sur nous. Il faut qu’on en ait le cœur net.
Une lueur maligne brilla dans l’œil de Lucienne. Elle chuchota à l’oreille de son mari.
— Écoute, j’ai un plan…
 
L’horloge affichait à peine midi et demi. Un roboratif fumet de gratin dauphinois flottait dans la salle. L’homme venait de s’asseoir à sa place habituelle. Albert attendit qu’il se mette à l’aise. Puis, d’un air patelin qui cachait mal sa nervosité, il se dirigea vers lui.
— Pardon, monsieur, aujourd’hui, cette table est réservée. Je vais vous installer près de la fenêtre.
Le client se leva, un peu surpris. Lucienne se glissa derrière lui pour tirer sa chaise. Tandis qu’Albert l’escortait jusqu’à sa nouvelle table, la gargotière plongea la main dans la poche de sa veste, subtilisant le petit carnet rouge à spirale. Elle jeta un coup d’œil complice à son mari avant de s’éclipser en cuisine, fébrile.
           
D’une main tremblante, Lucienne fit défiler les pages du calepin, en commençant par la fin. Sous son regard affolé, des chiffres zigzaguaient : 2, 4, 5, 3… C’étaient donc les notes sur vingt que l’enquêteur attribuait au restaurant ?
Au bord des larmes, la patronne continua de feuilleter le carnet jusqu’à atteindre la page de garde. Celle-ci se barrait d’un titre :
Centre d’addictologie, suivi de sevrage alcoolique
Les feuillets suivants se séparaient en trois colonnes : « Date. Nombre de verres bus. Impressions du malade ». Sous cette dernière entrée, l’homme avait, les jours précédents, consigné ses échecs. Je n’y arrive pas. J’ai encore faibli. J’essaie, mais c’est plus fort que moi.
À la date de la veille, en face du chiffre 1, une écriture rageuse déplorait un constat. Aujourd’hui, j’avais enfin réussi à ne boire que de l’eau. Mais cet imbécile d’aubergiste m’a offert un digestif : j’ai craqué ! 
 

 

Sylvie Chaussée-Hostein

 

 

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4 Comments


gzdkcity
Aug 12, 2024

J'adore quand une écriture défile au rythme des images que mon imagination me projette.

Quelques nouvelles y parviennent, c'est un délice quand je les découvre.

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Eric L MOSCA
Eric L MOSCA
Aug 12, 2024

Très joli texte ! Bravo

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blandine.megroian
Jul 26, 2024

J ai halète jusqu’au bout. En quelques lignes l auteure a su écrire une intrigue palpitante au sujet d une vie ordinaire. J ai adoré. Bravo

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Merci beaucoup, Blandine 😀

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