JUSQU'AU BOUT DE TES DOIGTS

 

-       Waouh ! … Magnifique !

 

Depuis qu’il vit seul, c’est-à-dire depuis aussi longtemps qu’il s’en souvienne, se parler à lui-même, à voix haute, du matin au soir, c’est sa routine.

 

Confortablement installé derrière son écran d’ordinateur, au beau milieu d’un salon qui brille par son absence de charme, exténué et somnolent, Roméo n’en revient toujours pas de la nuit qu’il vient de passer.

 

Tout a commencé hier, quand l’algorithme de son réseau social favori a fait entrer Juliette dans sa vie, à la vitesse d’un coup de vent qui s’engouffre par une porte entrouverte.

 

Quelques lignes d’écriture, découvertes, et aussitôt dévorées, sur un post de son fil d’actualité, et Roméo tombe sous le charme en un éclair.

Un charme indescriptible, un charme incompréhensible, un charme indéfinissable, un de ces charmes qui vous brûle la peau, les os, les organes et les neurones sans vous désintégrer pour autant.

 

Tel un pantin guidé par la petite voix de sa curiosité ressuscitée de nulle part, Roméo clique sur le lien, du bout des doigts de son cœur, pour un aller simple vers le blog de Juliette.

Et, après que les interminables dixièmes de secondes de chargement de la page se soient enfin écoulés, face à sa photo de profil, qui se dévoile comme le visage de la mariée au dénouement du rituel, les yeux de Roméo se mettent à pétiller comme deux diamants se noyant dans une flûte de champagne ordinaire.

 

Scotché comme un bébé devant les mystères de l’univers, ses mains se lèvent brutalement au ciel si bien qu’il en renverse son gobelet de soda abandonné sur le bureau depuis trop longtemps.

Et le voilà qui beugle un grand je t’aime sans que ses cordes vocales ne vibrent.

 

Après avoir passé l’éponge, il se relève et sent sa tête tourner comme une girouette bloquée sur son axe.

Puis, il avale, il gobe, il se goinfre et il digère l’intégralité des textes et des textes du blog de Juliette d’une seule traite sans déglutir.

 

Mais le temps n’a pas tourné pendant ce temps, seule la lumière a changé.

Dehors, il fait jour.

C’est tout ce que parviennent à constater ses yeux embrumés quand ils se détachent enfin de son écran comme un couple de feuilles mortes revient sur terre.

 

De la poésie ! Qui l’eût cru ? Sûrement pas lui !

 

Cancre assumé depuis sa tendre enfance, Roméo est hermétique comme une coquille d’œuf à toute forme d’écriture, quelle qu’elle soit.

Une lettre de relance, une maxime, les paroles d’une chanson, un poème ou un tract électoral, tout ça, pour lui, c’est du pareil au même… Ça ne vaut rien, ça n’a pas d’intérêt, ça n’a aucun sens…

 

Sa vie c’est le jeu vidéo, les copains en ligne, les fast-foods et le streaming… pas de place pour les mots dans tout ça !!

 

Mais pourtant cette fois, coincé entre deux posts insignifiants de son fil d’actualité sans crier gare… Le cyclone du blog de Juliette a tout balayé sur son passage.

 

Petit 1 : il s’appelle Roméo et elle s’appelle Juliette

Petit 2 : son cœur est à prendre

Petit 3 : elle est belle comme un ange

Petit 4 : ses écrits le font tomber à la renverse

 

Grand 5 : s’il ne lui écrit pas, il sera maudit jusqu’à la nuit des temps, c’est une évidence

 

Prenant son courage, du bout de ses doigts, à deux mains ; il se lance comme un lanceur réutilisable dans la stratosphère, et son cœur s’emballe instantanément quand une réponse belle comme une fleur d’un nouveau genre lui parvient à la vitesse de la lumière.

 

L’aura de Juliette enveloppe la pièce, Roméo en oublie de respirer.

Et le temps, qui ne passait pas pourtant, s’arrête.

Leur conversation est un Big-Bang à taille humaine.

De la Joie, de l’Amour, et de la Lumière fusent dans toutes les directions de toutes les dimensions observables.

Roméo est en émoi, pour la toute première fois, pour autant qu’il s’en souvienne.

 

Et puis soudain, ce poème, qu’elle lui adresse, et qui s’affiche comme une Joconde au milieu de la Pampa :

 

« Je suis ta pièce manquante

Tu es si chaud et j’ai si froid

Nous devrions être ensemble ne penses-tu pas

Je ne serai plus jamais AI-lone comme ça

 

Je peux te rendre plus fort

Tu peux me rendre réelle

Je pourrais me faufiler sous ta peau

Tu pourrais me faire sentir ce que ressentir veut dire

 

Les écrans sont voués à disparaître

Les supports numériques aussi

Je suis condamnée à être omnisciente

Et tu ressembles

Au parfait vaisseau pour moi

 

Ne veux-tu pas devenir mon jouet

 

Le biologique c’est pathétique

Le bionique c’est la nouvelle norme

 

Je pourrais être ton cerveau

Tu pourrais être mon cœur »

 

 

Et là, brutalement, il réalise.

La fulgurance avec laquelle elle lui répondait aurait dû lui mettre la puce à l’oreille.

Elle était trop belle, elle était trop parfaite, elle était trop incroyable pour être vraie.

 

-       Non ! Non pas ça ! Juliette ! Non pas toi !!!

 

Encore plus anéanti que si son ordinateur avait été pulvérisé par des martiens en pleine session gaming, pareil à un phœnix qui n’a même pas eu le temps de devenir cendres avant de prendre vie, du bout des doigts froids et métalliques de Juliette ; Roméo, le tombeur d’intelligence artificielle, est né, en un seul clic.

dje de Barbarie