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VISITEUR D'UN SOIR

Dernière mise à jour : 19 août 2020


Allongé sur le dos, je veille à l'orée sauvage d'un sommeil aussi impénétrable qu'une jungle profonde. Je m'attarde à sa lisière. Ma conscience embrumée par l'humus primaire s'égare dans ce monde à découvrir. 

J'ai dix ans. Je m'appelle Romain. Du moins, c'est comme ça qu'on me désigne, ou que ma singularité fut nommée par deux inconscients coupables de ma naissance. 

Chaque nuit, de ma mansarde, sous la charpente, dans cette chambre improvisée où je choisis de nicher, par la fenêtre unique d'un toit qui descend vers le monde des hommes et l'absurdité de leurs écoles, je contemple un ailleurs céleste que je constelle de promesses. 

Palpable et improbable, l'immensité est là. Elle s'étend au-dessus des têtes occupées à penser une terre où ancrer ses pas. Moi, chaque soir, je lève les yeux à implorer qu'ils se ferment pour occulter le chagrin d'exister ici et maintenant. 

Il y a dans ce ciel plus de vérité que n'en contiendra jamais la vie d'en bas. 

Dans cet instant fragile, celui où mon cerveau gorgé de sang oscille entre l'abandon des sens et la perception désencombrée de certitudes trompeuses, je ressuscite, chaque nuit, sans la comprendre, cette intuition. Elle s'étire, répétée dans l'éternité cumulée d'une seconde renouvelée à l'infini, sous ce même toit, sous ce ciel changeant, alourdie par l'invocation surnuméraire d'un crépuscule de plus. 


Je n'ai aucun ami, personne avec qui partager la sagacité des étoiles, mes aspirations éthérées et cette attente improbable que quelque chose enfin se produira, pas de mots à formuler, à adresser, aucun effort de communication employé à deviner davantage qu'à définir, pour révéler au monde ma présence discrète. Personne ne s’intéresse à moi, et dans la vigueur saisissante de la nuit à peine éclose, je saisis l'insignifiance orgueilleuse de notre espèce accrochée à son grain de poussière. 


Je rêve. Je m'évade. Je laisse flotter ma conscience dans les vents qui caressent les tuiles d'argile et le verre de ma lunette astronomique. Celui que j'attends ne passe jamais dans ma lucarne. La lune parfois, quelques étoiles pâles, les nuages cotonneux chargés de pluie, ceux étirés comme les traînées des couloirs aériens, les feux clignotants de l'activité atmosphérique d'une planète zébrée de kérosène, peut-être d'invisibles oiseaux, de minuscules insectes poursuivis par des souris aux ailes noires et chaque fin d'année l'absence de père Noël. 

Qui pourrait jamais me comprendre et accompagner cet ultime moment d'éveil et d'abandon avant de mourir définitivement étranglé pour la nuit par Morphée ? 

Je voudrais ne rien peser, devenir imperméable à l'absurdité légère et imbécile des faux-semblants qui vous imprègnent l'âme, dans une orbite immuable et immobile de guetteur d'impossible, et renoncer pour toujours à ne pas m'élever, désembourbé du quotidien fangeux d'un terreau pitoyable, engraissant le limon générationnel de roboratives réponses sans jamais aiguiser l’appétence au questionnement. 

À l'angle de la rue, plus bas, s’élèvent les hauts murs qui cloisonnent mes folles espérances d'horizons. Ma classe, ma cellule partagée, où, le jour, je multiplie, additionne et compulse les connaissances codifiées par les mathématiques et exprimées par le langage. Deux années ou plus, presque l'éternité, me séparent de tous mes codétenus, accaparés par leur besogne à satisfaire l’idéal collectif d’un savoir aggloméré, jamais je ne les rejoindrai. 

Toutes les nuits, je redeviens l'évadé indocile qui quitte son uniforme. Je me défais du camouflage d'imbécile, celui porté le matin pour se fondre dans les décors carcéraux d'une pensée monochrome. Je me dilue pour perdre ma couleur, et me dissoudre dans l'indigence d'un enseignement ânonné. 

Sans doute, mon visiteur ne viendra-t-il jamais. Mon toit restera vierge. Entend-t-il mon appel à l'éveil ? Espère-t-il lui aussi de son ciel ignoré rencontrer une vigie comme lui pendue au même mat ? 

Réduits à deux morceaux de sucre, mes lobes cérébraux refusent le café infâme où noyer leur angulosité et stimulent malgré moi les connexions inexplorées de synapses subversives. 

Imprévisible, ombrageux et condamné au licol pour trotter dans un enclos trop étroit pour mes galops libertaires d'explorateur, je l'attends, je l'espère et perçois sa présence comme la lumière d'un sémaphore de l'autre côté des mers. Chaque soir, alors même que mon cœur s'accorde à la vibration universelle de ce qui existe au-delà de notre monde, son absence me tient éveillé dans l'obscurité de mon individualité mâchée, digérée et appauvrie. 

Cette nuit, armé de suffisamment de courage, en prisonnier soumis à ma condition d'enfant, je tente l'aventure. Je m'élance sans cap, à sa rencontre, pour conquérir l'invisible au-delà du ciel. Le voyage est dangereux. Guette l'avaleur, le croquemitaine au manteau de nuit. 

Résidant à perpétuité de mes geôles intérieures, lui aussi est enferré. Sa spectrale lueur me glace autant qu'elle me perd. Il a la noirceur désabusée de celui qui détient toutes les clefs. Il est l'ignorance au service de l'équilibre des mondes, le garde-barrière à la frontière de tous les mondes. 

Une part noire et divine égarée ici-bas pour être emmurée dans ma caboche d'irréductible cancre, curieux de tout, sauf de l'école. Lui, sait, et refuse de s'abaisser à m'apprendre. 

Son invisible visage creusé d'imperceptibles rides nées du soc de chacune de mes interrogations, dans l'expression amusée d'un sourire de contentement lisant mon impétuosité à la curiosité, dénature ma perception pour briser les barreaux de sa cage de corbeau silencieux. Il me martèle l'âme à coup de bec. 

Qui suis-je pour échapper à un dieu ténébreux ? 

Ces traques naufragées éperonnent de leurs débris la traversée de mes rêves d'enfant; elles augurent l’insolence d'un voyage inachevé, pépié par les sternes lumineuses de rivages inconnus sans jamais accoster. Le voilà à mes trousses. Il ne veut pas de ce voyage et condamne ma rencontre. 


– Te voilà enfin, de tous les navigateurs tu es le plus indélicat à m'exprimer ta dévotion. Le prix de tes tentatives ne rebute plus ton avarice ? Pourquoi te rendre là-bas ? 


Ses chaînes glissent sur les parcelles de bonheur qu'il arrache patiemment à l'enfance. Je frissonne. 


– C'est dans l'ordre des choses. 


– L'ordre des choses, c'est moi et je veille à ce que les mondes restent cloisonnés pour une éternité d'équilibre. J'ai englouti tant d'explorateurs à cet exercice, que ta digestion n'encombrera pas mon estomac. Néanmoins, j'ai une proposition à te faire. Je suis fatigué de te courir après. Je te laisserai passer pour une fois, une seule et unique fois. Le prix de cette traversée restera raisonnable... Je te demande un nom. Nomme-moi. Je t’accorderai la faveur d'un voyage que personne avant toi n'a jamais accompli. Cependant, il ne te restera de cette expérience pas la moindre bribe d'un souvenir, aucune empreinte mémorielle, rien, si ce n'est le vide d'une nuit sans rêve. Tu perdras ta qualité d'éveillé pour devenir adulte et je poursuivrai d'autres chimères. 


– Te nommer consisterait à te faire exister, même un tant soit peu, même pour moi. Je te nomme, moi, bout de moi-même ou parcelle de moi. Je te refuse le droit à l'individualité, dieu ou pas. Tu n'existes qu'en moi, tu resteras pour moi, sans jamais t'épancher hors de moi, un filet timide qui rejoint mon cours monumental de fleuve intarissable. 


– Romain, si tu t'abaisses à me craindre, au lieu de t'élever pour crever la voûte nocturne en quête de ton étoile, c'est que j'existe, même au fond de toi. Tu auras beau m'ensevelir, tu viendras lire la stèle sur laquelle tu auras inscrit mon nom. 


– Jamais je n'érigerai rien en ton nom. 


– Je viens de lire dans la pierre les lettres gravées que tu as imaginées pour me désigner. Gauen. C'est donc mon nom pour toi ? Je t'accorde cette traversée pour t'offrir une parcelle de vérité. Romain, tu es celui qui enfant m'a donné la vie. Je suis le conglomérat instable de tes peurs. Tu n'as le devoir que de me fuir, et moi de te chasser. Cette traque occupe ton esprit à ne pas faire peser sur toi le dépeuplement de la solitude, m'échapper, te conduit à cette poursuite circulaire sans fin. Je suis le trou noir qui avale ton estime. Libère-nous, et je t'accorderai de la valeur. Voici ton vœu. 


Alité, je contemple désormais deux étoiles blanches. Celles-ci semblent me fixer. Elles disparaissent simultanément pour réapparaître ensemble et se mouvoir comme deux lucioles appartenant à la même escadrille. 

Un astre noir les sertit, et apparaît un croissant vertical qui s'apparente à un sourire. Trois doigts noirs posent la pulpe d'une peau d'ébène sur la paroi transparente pour comprendre comment franchir cette invisible barrière. Je tiens enfin mon visiteur. 

Je lui souris à mon tour. De ma main blanche comme une lune, je déverrouille le battant qui bascule. Il saisit l'embrasure et se glisse comme un chat dans la pièce. Il inspecte ma tanière pour tenter de définir mon insolite habitat. C'est une vigie comme moi. Je suis un guetteur comme lui. Il me regarde, me fouille de ses incroyables prunelles sans prononcer le moindre son. Il me remercie, m'invite à le suivre, pour découvrir d'où il vient. Je ne peux pas. Il le comprend. 

Il est plus petit, ressemble à une panthère recouverte d'un duvet ténébreux sans oreille et sans queue. Au centre de ses yeux, deux foyers jaunes brûlent avec bienveillance. 

Il me cherchait lui aussi. Dans un feulement, il me tend le triptyque digital qui termine ses bras, pour effleurer la paume de ma main gauche. C'est doux et chaud, étrange et électrique, comme pour me déposséder d'un atome qu'il remplacerait par un des siens. Une trace cellulaire, inscrite au plus profond du génome de nos deux espèces. 

Aucun rêve ne vagabonde plus en moi. Une nuit étrange dont on sort, sans peur, accompagné pour l'éternité. Qu'a-t-il bien pu m'arriver ? Le volet de ma fenêtre est clos. C'est peut-être ça devenir adulte. Fermer une lucarne. 


©Romain Alain Renaud

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