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Persona Non grata

Dernière mise à jour : 17 août 2022




Il n’y a qu’ici qu’elle peut effacer ce silence. Seul le bout de ses doigts dansant frénétiquement sur le clavier pourra la libérer de ce poids. Les mots sont sa consolation : « Chère page blanche, je veux te raconter dans la pâleur du matin, cette confidence que je n’ai jamais faite et dont personne ne se doute : à mes enfants perdus, à ceux que je n’ai pas eus, à ceux que je n’aurais jamais. »

La nuit, elle en crève : toujours le même rêve la laisse désenchantée au réveil. Elle tient son fils par la main, cet être éternel qui ne grandira jamais. Le jour, l’affrontement est sans fin, les regards suspicieux. Tout la ramène à sa condition de recluse et tous la fuient comme la peste noire. Elle est exclue du grand jeu : elle n’a pas d’enfants.

La vie, dans ce qu’elle a de plus intime, de plus profond, lui est interdite. Elle est reléguée à la surface, aux affaires courantes et à la distraction. Le reste ne la concerne pas. Elle ne peut pas comprendre.

En voici la cause : elle n’a jamais été une priorité. Elle n’a pas été désirée. Pour compenser, on l’a attendue avec un espoir précis : ce sera un garçon ! Quelle déception ! Alors elle s’est faite petite. Elle a poussé doucement, sans faire de bruit, sans seins, sans hanches. Elle a été conditionnée dès son plus jeune âge.

Un jour l’ainée tombe enceinte et c’est le drame qui s’abat sur le toit de la maison. Elle est trop jeune pour ça. Ipso facto, on l’a mise en garde : « ne fais pas comme ta sœur. » Elle a promis. C’est ainsi que s’est creusé le lit de sa solitude et qu’elle a scellé son destin. Elle n’a jamais fait les bons choix. Elle a perdu ses plus belles années avec des hommes boiteux : elle a tenu parole. La malédiction l’a poursuivie toute sa vie jusque dans son inconscient.

Alors pour supporter cette promesse, pour la tolérer, elle a endossé le costume qu’on lui a donné : un immunodépresseur de paillettes pour éviter le rejet. Elle s’est jetée sur la panoplie du bouffon pour faire diversion. Elle a émerveillé jeunes et vieux. Elle a joué la comédie à tous les étages, vivant d’illusions. Elle a diverti pour tenir à l’écart cette blessure béante.

Mais elle meurt à petit feu. Son énergie vitale a des relents de moisi qui provoquent des nausées indélébiles. La gangrène fait son nid dans ses tissus inutiles, l’amputation n’est pas très loin faisant d’elle une créature qu’on ne veut pas regarder de trop près.

Et ce n’est pas fini. Après le temps des enfants viendra celui des petits-enfants qui lui sera de même interdit. Et malgré tout ça, elle pense en silence, étouffée par sa peine : « je ne suis pas un monstre, je suis une femme. »

Quand on n’a pas de raison de vivre, il reste à survivre, malgré soi, parce que c’est inscrit sur un de nos gènes : celui du maintien de l’espèce.

Et la voilà, face à vous aujourd’hui, tapant les mots de son terrible secret, portant dans son ventre désespérément vide tous les enfants qu’elle n’aura jamais.


Martin Garido

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