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Premières Fois - Virginie Riauté


On se souvient tous de nos premières fois. Premiers frissons, premiers émois. Il n’était pas mon premier amour ni celui que j’ai le plus aimé, il m’a semblé découvrir cela avant, et j’ai surtout appris après. Aimer... de ces verbes qui ne se conjuguent plus à la première personne du singulier, où seul le Nous ne forme plus qu’un. Mais je me souviens bien de lui. Sans doute parce que ce fut la première fois que l’on me regardait comme il l’a fait. Un regard qui se passe de mots, un regard qui efface les maux. Comme s’il m’avait reconnue, comme si après toutes ces années, de ce premier baiser du bout des lèvres, volé en classe de CP, à mon retour longtemps après, il n’avait pas bougé et m’avait attendue. Dans ce regard, j’ai enfin existé. Il n’a eu de cesse de me relever le menton, de m’apprendre à marcher droit devant. Dans ses yeux, j’étais belle, le seul miroir que j’aurais voulu fidèle. Il a recollé les morceaux par la force de ce regard, de celui qu’il m’a réservé à chacun de nos rencards. En avant la musique, «Nothing else matters » et comme Kirk Hammet, ses doigts agiles sur mon corps, de ses soupirs à mes encore, de ces douces mélodies à la violence qui l’habitait, il m’a aimée comme si sa vie en dépendait. Nous n’étions alors que des enfants, il m’a aimé comme un géant ou peut-être comme un condamné... J’étais la seule autorisée à jeter un œil sur ses cahiers. J’y ai trouvé du Vian, du Céline et puis du Brel aussi, jamais une faute n’est venue entacher ses maculatures, lui pour qui le lycée était une imposture, il n’y a même jamais posé les pieds. Un gamin surdoué qu’on n’a pas su repérer, qu’on a laissé sombrer, meurtri, un presque rien, un sans ami. Sa mère m’a prise souvent dans ses bras, comme on serre son enfant, heureuse que son fils soit enfin avec une fille bien. Une fille bien, mais qu’est-ce donc ? Je ne suis qu’une fille de rien. Sait-elle que c’est moi qui lui ai jeté la première pierre, qui ai ouvert grand les portes de son enfer ? J’ai voulu vivre plus fort, j’ai voulu exister, cesser de me lamenter et de tout détester, avancer, ne plus me révolter. Résilience. Il a fui mon absence dans un paradis artificiel, séquestré dans un monde irréel. Je l’ai croisé quelques fois, nous sommes restés amis, assise tout contre lui, j’observais, impuissante, sa vie se consumer, se planter des aiguilles sans jamais sourciller. Tant de gâchis... Il fallait que j’avance, c’est lui qui me l’a appris. Puis un jour, on m’a apporté son cahier qu’on avait retrouvé à ses côtés, dans les toilettes publiques, son corps déjà froid, vestige d’une jeune vie chaotique. Je l’ai serré très fort, comme une dernière étreinte, et je l’ai parcouru, dernières confidences partagées. J’y ai trouvé mon nom, parfois écrit à l’encre de son sang, puis il s’est fait plus rare et n’a plus existé. À la fin du cahier, il m’avait oubliée, dans un feu d’artifice de bonheurs factices. Peut-être est-ce cette fête, qui me prend un peu la tête. Je ne peux m’empêcher de penser que dans bien des foyers, Noël n’est plus jamais célébré. Il n’a que le goût rance de bonheurs périmés. Il aurait pu me présenter ses rejetons, un ou deux, qu’importe, me présenter sa femme, une fille bien pour de bon. Je n’ai plus revu sa mère, trop lâche pour reparler d’hier. Elle a perdu un fils qui n’était qu’un enfant. Je le surnommais Bad, il n’était pas méchant. On se souvient tous de nos premières fois. C’était la première fois aussi, que je perdais un Ami.

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