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Le Duc - Eddie Souchois

Photo du rédacteur: Patricia RICORDELPatricia RICORDEL

Troisième page, Il est là. Le Duc. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. « Étienne Latour-Duroc », c’est son nom d’après le papier. Sur la photographie en noir et blanc, il n’a pas de barbe. Il porte un costume trois-pièces, avec un gilet à rayures…

***

« — René ? Tu me ressers un café s’il te plaît ?»

Je suis attablé au Café des sports, L’Équipe ouvert à la page football, scrutant la rubrique des transferts. Quoi de plus normal que de lire un quotidien sportif au Café des sports ?

Il est fier de son zinc René, et tout aussi fier de son établissement avec ses tables en formica jaune et rose et ses chaises assorties. Des chaises métalliques avec l’assise et le dossier en fils plastiques tressés, comme on en trouve encore chez les brocanteurs. Malgré le carrelage mosaïque passablement usé, les toilettes pas toujours très propres, l’odeur de gitane profondément incrustée dans la tapisserie murale, on se sent bien au Café des sports. Et on y retrouve avec un certain plaisir sa clientèle d’habitués.

Voilà Armand qui rentre. Un bon cuistot Armand, formé au grand hôtel de Vichy, avant la guerre. Il vient quotidiennement prendre son café chez René. Pensez donc, 40 ans de restauration au Lion d’Or, le Café des sports lui rappelle son auberge détruite il y a peu par la construction de l’autoroute. Cependant il n’y reste pas longtemps. Marguerite l’attend. C’est l’amour de sa vie. Ils se sont rencontrés pendant l’occupation et ne sont plus quittés depuis. 10h50, c’est l’heure pour lui de rentrer préparer le déjeuner. Il mourra cuisinier Armand.

« — Un amour éternel, ironise René. Tiens, ton café Stan, me dit-il en posant la tasse sur le zinc.»

René, c’est le genre de type qui sait tout, qui a tout vu tout fait, qui a un avis sur tout et qui a forcement raison. Et qui parle tout le temps. Fort. Je n’aime pas les gens qui parlent fort. Avec René tu peux essayer de développer une pensée, la défendre, il finira immanquablement par prendre le dessus.

« — Tu n’as rien compris, tu racontes n’importe quoi, tu te trompes, fanfaronne-t-il.»

Et de te prouver le contraire avec son argumentation alambiquée et ses idées reçues. Il est comme ça René. Il a parfois raison, souvent tort ! Il aurait eu sa place en politique, un sujet qu’il vaut mieux éviter, trop content qu’il est, d’afficher ses penchants pour le parti communiste et démontrer à qui veut l’entendre que le système stalinien ne présente que des avantages.

Debout au comptoir, Jean et Rémi, deux cheminots qui partagent leur temps entre la gare et le bar. Enfin ! Partager leur temps, façon de parler, car, vu le peu d’activité ferroviaire, les deux compères arpentent plus souvent la mosaïque que les quais déserts. Ils refont le monde chez René qui n’en demande pas plus pour ronchonner.

On est mardi. C’est le jour du "Duc", un clochard. On l’a surnommé ainsi car malgré ses guenilles, il se déplace avec élégance, comme les gens de la haute. Le buste droit, le regard fier, la barbe bien taillée malgré des cheveux souvent sales et pas coiffés. Et puis il porte des souliers vernis. Des souliers de première qualité, comme on en fait plus.

Il doit être un homme d’habitudes le Duc. Depuis quelques mois déjà il pousse systématiquement la porte du café à 10h précises. Une valise marron en carton à la main, il s’installe à l’écart, près de la fenêtre, et non loin du poêle à bois. Il pose son bagage sur la table, devant lui, presque religieusement, et la regarde, les yeux brillants, envahis de larmes.

« — Un café crème s’il vous plaît.»

Ce sont les seuls mots qu’il prononce. Il dépose deux pièces d’un franc sur la table, à côté du cendrier et remercie René quand il lui sert son « crème » en ramassant les sous. Le Duc verse le sucre dans le café et tourne lentement la cuillère en regardant les passants à travers la vitrine. La boisson suffisamment refroidie, il l’avale d’une traite, s’essuie le coin des lèvres d’un revers de manche, se lève, attrape sa valise et quitte le bar, emportant son mystère avec lui.

Chez René les discussions vont bon train à ce sujet.

« — C’est qui ce gugusse, demande Rémi en désignant le clochard du menton.

— Je l’ai vu l’autre jour sur un banc près de la gare, lui répond Jean. Il était assis là à regarder les voyageurs.

— Tu crois que c’est un gars en cavale, poursuit Rémi

— Mais non, s’emporte Jean, il n’a pas la tête d’un voyou, encore moins d’un assassin. Tu penses, si c’était le cas, il y a longtemps qu’il dormirait en prison ! Cela dit, il y serait certainement mieux que dans la rue.

— Ouais ! Nourrit logé ! Et le tout aux frais du contribuable, attaque René. C’est louche tout de même pour un clodo d’avoir des godasses aussi classes.

— Et puis t’as vu, il ne pue pas le Duc ! Il doit bien crécher quelque part où il y a l’eau courante, s’esclaffe Rémi.

— Et sa valise ? Il ne la quitte pas des yeux, soupçonne Jean. On a l’impression qu’il protège un trésor !

— Un trésor, s’emporte René. Comme si un gars comme lui possédait un trésor ! Et dans cette boite d’un autre âge ? Des déchets oui ! C’est ça qu’il transporte avec lui le Duc ! Je vous le dis moi. Une cloche, ça ramasse tout et n’importe quoi dans la rue. Un trésor ? Non, mais faites-moi rire !!

Le Duc et son trésor… J’aime bien l’idée moi… Tellement plus poétique. Quel con ce René…

— En tout cas je serais curieux de savoir d’où il vient et ce qu’il a fait ce type, ce n’est pas normal une allure pareille pour un clodo, conclut-il brillamment.»

***

Ça va faire un mois qu’on ne l’a pas revu notre clochard aux vernis. Même Jean ne l’aperçoit plus sur le banc à la gare. Pas de journaux ce matin. Mouvement social des imprimeurs…

«— René ? Je vais prendre un crème s’il te plaît. Ça fera peut-être revenir le Duc… Et tu n’aurais pas un truc à lire, hasardais-je plein d’ennui.

— Ah oui, s’emporte René, un peu par principe, ils ont bien raison les imprimeurs. Y’en a marre de tous ces patrons qui s’en mettent plein les poches sur le dos des ouvriers. Tous dans la rue bordel… Tiens, un gars a oublié celui-là hier, me dit-il en me tendant un journal ramassé sous le zinc.»

Pas d’Équipe, plus de Duc, conversations mornes. Même René apparait sans relief. Je suis songeur. C’est curieux quand on y pense, on passe sa vie à croiser des hommes, des femmes, des regards, des silhouettes, des vies inconnues. Et soudainement, un personnage atypique vous interpelle. Vous éprouvez malgré vous de la curiosité et une sorte d’attachement pour un être inconnu comme pour le Duc, qui, bien que vêtu de hardes, ne semble en aucun point correspondre à l’image de clochard qu’il renvoie pourtant. Alors vous voulez savoir. Qui est-il ? Quelle est son histoire ? Quel secret cache-t-il ?

J’ouvre machinalement le journal. Troisième page, Il est là. Le Duc. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. « Étienne Latour-Duroc », c’est son nom d’après le papier. Sur la photographie en noir et blanc, il n’a pas de barbe. Il porte un costume trois-pièces, avec un gilet à rayures. Il regarde l’objectif de ses yeux clairs, son visage dégage calme et sérénité. Il a l’air jeune, probablement la trentaine. Nous lui donnions dix ans de plus avec ses cheveux hirsutes et ses vêtements de vagabond…

« La malédiction des Latour-Duroc », titre le journaliste. J’y apprends que notre Duc était le fils d’Auguste Latour-Duroc, homme d’affaires ayant fait fortune dans la fabrication de tonneaux. Le jour de son mariage, sur le chemin de l’église, le chauffeur de la voiture familiale perdit le contrôle de la Mercedes qui termina sa course contre un platane. La promise fut tuée sur le coup alors que quarante ans plus tôt, son père avait également perdu celle qui aurait dû être sa femme dans les mêmes circonstances.

Le Duc disparut après l’enterrement. Malgré les avis de recherche placardés dans tous les commissariats de la région, il resta introuvable. Jusqu’à hier matin. Au fond d’une grange. Il a été retrouvé mort. Les gendarmes l’ont identifié grâce à une photographie retrouvée dans sa valise en carton... C’était celle de ses fiançailles.

Le Duc et son trésor…

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