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8h50, mardi. Comme tous les matins, il est là, ponctuel, attablé en terrasse du café avec son journal. Ça ne dure pas longtemps, vingt minutes tout au plus, mais ce sont ces vingt minutes qui égayent ma journée et me donnent la force d’avancer.
Je l’observe cachée derrière le rideau de ma fenêtre. Les rayons du soleil effleurent cette matinée de juin. L’air a son parfum de printemps. Les oiseaux haussent délicatement la voix.
Il lève la main, commande un café, déplie son quotidien. Je vois ses yeux et, si vous les voyiez, vous ne pourriez pas faire mieux que moi, l’espionner, le jauger, le désirer.
Ses épaules tout d’abord. Ce sont elles qui m’ont interpellée la première fois. Elles sont élégantes, fermes et déterminées. J’ai eu envie de les dessiner, de les caresser…
Ses lèvres ensuite, fines. Des lèvres de musicien. De celles qui effleurent plus qu’elles n’embrassent. De celles précieuses et douces que l’on rêve de frôler comme l’on déroberait un trésor...
Son nez maintenant, aquilin. Il lui donne la force et la beauté des êtres imparfaits. Il lui donne le sérieux et l’abnégation et, j’en suis sure, le plaisir de humer les bons vins.
Ses mains sont impatientes. Je le vois bien lorsqu’il déplie son journal. Pourquoi tremblent-elles ? C’est imperceptible, mais je le vois, elles tremblent.
Ses yeux enfin. Bleus persans. Bleus perçants. Le bleu des marins. De ceux qui ont souffert mais qui ont résisté. De ceux qui n’ont rien dit. De ceux qui ne disent rien… Le regard est songeur et rongé. Ténébreux on dit… Profond. À s’y noyer. Parfois, il me semble qu’il m’aperçoit… Là ! Il me regarde ! Mon souffle est coupé. Mon cœur s’affole. Il m’a regardée !
Je ne sais rien de sa vie. Je ne veux pas savoir de peur qu’il ne puisse être mien… J’espère seulement chaque jour qu’il me regarde, qu’il m’interpelle, qu’il m’appelle. Et c’est pour cela que je me lève chaque matin.
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8h50, mercredi. Même manège radieux. Le soleil est délicat, l’air est fleuri et les oiseaux chanteurs. Sa main tressaille, ses épaules sont larges, ses lèvres précieuses, son nez fier et son regard mystérieux. Je n’y tiens plus !
Cela fait maintenant des jours, des semaines voire des mois que je l’observe. Cela a commencé un matin ordinaire. Quand je l’ai aperçu derrière mes rideaux, j’ai tout d’abord passé mon chemin, mais quelque chose m’a poussée à retourner vers ma fenêtre. Je l’ai regardé plus attentivement, méthodiquement. Il semblait se détacher du décor, être en avant de la scène. Il était là, devant moi, pour moi. Je n’ai plus vu que lui.
Le lendemain, j’ai été surprise de le retrouver à la même place, puis encore le surlendemain. C’est là que l’engrenage a commencé. Je me suis mise à l’attendre tous les jours, comme le Petit Prince attend son renard. Plus le temps s’écoulait plus il semblait s’étirer indéfiniment. Je m’impatientais.
Aujourd’hui, cet homme, je le sens dans mon ventre, je le sens dans ma peau. Quand je le redécouvre chaque matin, mes yeux brillent, mon cœur s’emballe. Je n’arrive pas à contrôler cela ni à le comprendre. Je suis pourtant bien assez décidée pour raison garder. Vous savez, je tiens à mon autonomie, ma liberté, mes choix, à toutes ces imbécilités de femme moderne, mais là, à quoi bon ? C’est comme une évidence, mon cœur se débat et me crie que ma liberté c’est Lui…
Cette nuit j’ai mal dormi. Les heures s’éternisent. Je suis sure qu’hier il m’a regardée. D’un regard appuyé. Vous comprenez ? Ça veut dire qu’il sait que je suis là. Il me voit. D’ailleurs, il se met toujours à la même table, non ?
Oh… Je doute… Je ne sais rien de sa vie. D’ailleurs, je ne veux pas savoir…
-3-
8h51, jeudi. L’atmosphère s’agite, le soleil soulève quelques nuages gris, les oiseaux piaillent et frétillent.
Ça tourbillonne en moi, c’est intenable. Je descends. Mes jambes flageolent dans l’escalier. Je ne sais pas ce qu’il me prend, mais il faut que je descende. Je ne sais pas ce qui me guide, mais j’avance. J’avance vers lui. Ça y est, je suis devant lui. Éberluée. Muette. Tétanisée. Rouge aux joues. J’ai l’impression de jouer ma vie et il va me prendre pour une folle. Pourtant…
Pourtant, il me sourit… Il me sourit et m’envisage… Ses yeux dans les miens. Ses yeux de marin. Ils me transpercent et je me noie. Je le savais, je me noie !!! Je voudrais parler, mais rien ne sort. J’ai pourtant tant à lui dire. Ou si peu, je ne sais plus. Je n’y arrive pas. Les piafs meublent pour moi. Ça dure des heures, ou une fraction de seconde, je n’en ai aucune idée, le temps s’égare. J’ai les yeux humides. Je ne dis rien, je ne fais rien, je suis juste plantée là, face à lui.
Soudain, il se lève. Évidemment, on ne va pas rester immobiles comme deux imbéciles. Il me secourt. Il me tend la main. Je la prends. En fait, je ne la prends pas vraiment. Je m’y accroche. Sa main frémit. Il ne la retire pas. Il garde ma main et garde mes yeux. Je n’arrive plus à détourner mon regard du sien, submergée. Il me parle et m’invite à m’asseoir. Je m’assois soulagée et mordue. Mon Dieu, sa voix ! Un enchantement… Claire et profonde, un peu hésitante, elle résonne encore en moi.
C’était si simple de l’approcher et de le rencontrer. L’instant a défilé si vite ! Demain je recommencerais ! Mais d’un coup je me glace ! Et si je ne lui plaisais pas ? J’ose, anxieuse :
« — Dis… demain… reviendras-tu ? »
Il sourit…
Je ne sais rien… J’espère seulement…
-4-
8h56, je ne sais plus quel jour nous sommes. Je l’attends. Je me perds. Le soleil traine, les oiseaux paressent. Le vent ? Le vent, où est-il le vent ? Je suffoque ! Les minutes m’obsèdent. J’ai mal au ventre. J’ai peur. Je guette par la fenêtre son arrivée. Non, je me rassois. Je vous raconte.
On s’est entrevu chaque jour. Combien de fois ? Je ne sais pas ! Cent fois ? Dix fois ? Une ?? Quelle importance ??! C’était merveilleux, inattendu, comme dans un rêve. Comme dans mes rêves. Je l’ai entendu, je l’ai écouté, je l’ai observé, respiré, touché ! Je me suis saoulée au son de ses mots, au grain de sa peau, au parfum de son âme. Oh ! Mes souvenirs s’embrouillent… Ah ! Ça me revient ! Je crois que c’est moi qui l’ai embrassé la première ! Acceptez mon inconvenance, je vous en prie, il n’osait pas ! Ma tête tourbillonne... Ses lèvres... Ses lèvres sur les miennes. Un trésor…
Oh ! Je me souviens maintenant ! Ses épaules, nues, devant mes yeux. Son cou sous mes doigts. Ses mains timides contre moi. Oh… Pardonnez-moi… mon récit est confus, mais je crois qu’il m’a fait l’amour… Il était comme un animal blessé, apeuré. Il cherchait avec frénésie à se réfugier sous mes caresses, douces. J’aurais voulu qu’il s’y enfouisse. Maintenant ma tête bourdonne… J’aurais voulu qu’il y reste. Le garder, le retenir, le veiller. Je l’ai eu sous ma peau et j’ai tenté de l’abreuver d’amour au travers chacun de ses pores…
En fait, il ne fait pas l’amour. Il est Amour. Il est mon Amour.
Tous les matins je l’attends. C’est pour cela que je me lève. Tous les matins ? Oui tous les matins ! Que dites-vous ? Combien de matins ? Mais je ne sais pas !!! Arrêtez avec vos questions !
Oh… Mon ventre se creuse… mon cœur oublie de battre… Hein ? Quelle heure est-il ? Pourquoi je pleure ?
Je ne sais rien de sa vie... Je ne veux rien savoir de peur qu’il ne puisse être mien… J’espère seulement chaque matin…