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SYBELLE LA LOIRE, Gwénaëlle Fradet


Sybelle La Loire

Chaque nuit, un chant mélodieux flottant au-dessus de la Loire, se mêlant parfois à la brume qui l’enveloppe, vient caresser l’ouïe des gens qui vivent dans les villes et les communes que le fleuve et ses affluents traversent. Certains sont encore éveillés, et ceux qui sont déjà endormis se réveillent au son de cette belle complainte qui les charme. Ils croient rêver. Mais peu à peu, les yeux s’ouvrent pour boire davantage cette musique qui les enchante. Certains vont jusqu’à leur fenêtre, leur balcon, leur terrasse.

Je me souviens d’une gracieuse silhouette apparue sur son mirador. C’était un charmant jeune homme, aux traits fins et délicats, aux cheveux bruns caressant ses épaules. Il s’était accoudé et s’abreuvait de ma mélodie qui montait en lui, lui dilatait le cœur, le réchauffait malgré le froid nocturne qui, parfois, devait l’étreindre. Mais pas ce soir-là. Il s’était précipité dans la rue afin de savoir d’où provenait toute cette beauté qui l’atteignait en pleine poitrine, lui nouait agréablement le creux du ventre. Mais cela avait été pour lui, comme pour beaucoup, un aller sans retour.

Car ma poésie mélique est un chant qui se confond avec le murmure des eaux. Un chuchotis qui caresse les corps flottants, ceux qui sont venus s’immerger dans le fleuve.

***

Elle est si belle. Elle est si tranquille. La Loire s’offre à moi, je la sens mienne, je la veux mienne. Et elle est mienne.

Je passe des heures à la contempler, à la sentir, à la vivre. Mon regard reste suspendu au-dessus d’elle, et j’admire sa surface, ses reflets, sa couleur, ses courbes ondulantes. Des heures où je suis assise là, sur sa berge, dans les herbes folles qui la bordent, qui l’enveloppent, qui la câlinent. Elles me chatouillent, me font vibrer, pendant que le bout de mes doigts caresse l’eau sombre et froide de ce fleuve que j’aime tant et que je vais rejoindre.

Je m’y prélasse avant de plonger dans le liquide opaque et glacé. Une eau tellement vivifiante. Une eau qui m’enveloppe, me cajole, me transporte.

Je vis au bord de la Loire depuis toujours, j’ai vu mille fois la ronde des saisons. Je suis souvent dehors et les jours où règne la froidure, je m’abrite du vent dans ma vieille maison faite de lattes de bois, un bois noirci par le temps, un temps qui dure depuis si longtemps. C’est une maison aux allures de cabane où je me sens bien car personne n’y vient. Une maison où je reste si peu car la Loire m’appelle sans cesse, sans se lasser, cette Loire qui est ma véritable demeure. J’y réside véritablement et je l’aime. Mais j’aime aussi cette cabane, cet asile délabré. Il est perdu dans un environnement sauvage, dans la nature qui pousse au gré de ses envies, sans que des mains humaines viennent le modeler à leur image. De hautes herbes le submergent, le protègent, le caressent. C’est un refuge si proche du fleuve que je ne prends aucun risque, que je peux disparaître promptement.

J’aime sortir la nuit, lorsque le ciel s’habille de sombre, lorsque la lune se dévoile enfin. Une lune à l’aspect marbré qui me fascine, m’hypnotise. Surtout quand elle est pleine. Sa luminosité irrégulière flotte à la lisière de la Loire. Son halo réconforte la noirceur de l’eau et illumine un nuage de moustiques stagnant. Elle orne la surface de l’eau qui, à ses heures nuiteuses et sournoises, est si charbonneuse, si ténébreuse.

Il arrive qu’un morceau de bois flottant déchire cette tache couleur de lune. Une traversée qui dure juste un instant car il continue de voguer plus ou moins lentement vers une destination aléatoire. Quelquefois, je m’y accroche et je me laisse dériver à son gré, contre mon gré. Je fais cela lorsque je suis lasse, épuisée par mes nages interminables, par mes traversées de la Loire de long en large, par mon infinie errance aquatique.

Depuis ma naissance, je ne peux pas m’empêcher de nager dans les eaux, de plonger, de longer les fonds des océans, des rivières, des cours d’eau. Les heures que je passe immergée dans ce liquide si précieux pour moi, sont tellement vitales.

Mon éclipse dans la Loire est un véritable plaisir. L’eau recouvre mes épaules, inonde ma poitrine, lèche ma peau, glisse sur mon corps comme si des milliers de mains venaient le caresser. Et mes cheveux flottent à la surface, forment une corolle, ressemblent à des algues dansantes.

J’aime nager, mais j’aime aussi chanter. Une vaste mélodie, une douce complainte incessante. Toujours la même. Ma mélopée a des accents magiques. Elle est faite pour séduire, faite pour envoûter. Je suis fière de ma voix enchanteresse et je l’utilise donc sans relâche.

C’est lorsque le soleil se couche, quand le ciel est devenu noir, que je me lance dans mes balades au milieu des tourbillons de la Loire. Je parcours de longues distances, la plupart du temps sans aucune fatigue, sans aucun ennui. Un sourire se dessine sur mes lèvres et mes yeux brillent du plaisir que je ressens.

De temps en temps, je sors la tête de l’eau et je scrute l’horizon. J’aime regarder les maisons au loin, la lumière que diffusent les fenêtres. J’imagine alors leurs habitants courir vers moi alors que mon chant frôle leurs oreilles, quand il les frappe en plein cœur.

J’aime aller de village en village et de ville en ville. La Loire est si grande que je les vois défiler. Parfois je poursuis mon chemin, quelquefois je m’arrête. Chaque village, chaque ville, abrite tant de personnes que je peux charmer. Je pousse alors ma voix et je me mets à chanter. Seul mon visage est en dehors de l’eau et j’attends. Je chante et j’espère.

Je suspends le temps.

Un temps où je vais voir des femmes et des hommes ouvrir leurs fenêtres et leurs portes. Ils veulent m’écouter, sentir mes notes, les choyer, les happer. Ils aspirent à voir d’où vient ce chant qu’ils trouvent si beau. Sa fragilité les émeut, sa sensibilité les renverse. Ils se demandent quelle bouche émet ce timbre qui les touche tant. C’est comme un éclat de voix qui dure et qui semble ne jamais vouloir s’éteindre. Une résonance qui emplit la nuit en la rendant belle, en la rendant appétissante.

Un temps où je les vois errer, marcher au hasard sous la lumière des réverbères. Ces mâts de brillance se détachent dans le clair de lune et tamisent les ombres, les allongent tels des fantômes, semblables à des spectres menaçants. Mais ce ne sont pas eux qui me tourmentent. C’est moi qui les affole. Un affolement inévitable, un émoi auquel ils ne peuvent pas résister. Ils cèdent à la curiosité en se précipitant au-devant de ce qui les a tirés de leur sommeil, de ce qui les a ranimés.

Un temps où je suis invisible, où ils me cherchent, où ils explorent l’espace qui les entoure. Leurs yeux, qui ne sont pas faits pour voir dans le noir, s’habituent peu à peu. Ils chassent de leur esprit tout autre son qui peut les déranger, les empêcher de recevoir pleinement les répercussions de ma voix. Et je les vois rêver dans la nuit où ne s’éteint pas ma sentence. Leurs yeux et leurs oreilles sont aux aguets.

Un temps où leurs pas incertains les guident lentement vers la Loire. Car c’est la Loire qui les appelle. Ils commencent à le sentir, à le penser. Ils se rapprochent d’elle, de plus en plus, de plus en plus près. Ils respirent l’humidité ambiante sans frissonner, sans paniquer. Ils la hument avec délice, avec plaisir. Il fait si bon se promener en m’écoutant.

Un temps où ils sont si proches de moi. Je peux maintenant les regarder de près, distinguer leurs traits, voir leurs sourires, leurs yeux qui pétillent. Je peux sentir leurs parfums, leurs corps qui dégagent encore les effluves du sommeil duquel je les ai sortis.

Un temps où leur raison n’est plus. Ils l’ont perdue, l’ont égarée, l’ont oubliée. À cet instant, ce ne sont plus que des âmes dormantes, apaisées, soulagées, leurrées par mon hymne à la mort.

Un temps d’arrêt avant qu’ils me rejoignent éternellement dans les eaux de la Loire.

Et le temps d’après, ils sont là, autour de moi, avec moi.

J’admire leur saut, leur chute, leur déchéance. C’est si beau. Je continue donc de chanter et mon chant se mêle à ma jouissance.

***

Ceux qui n’ont pas résisté à mon chant, à mon appel, flottent à la surface de la Loire, se gorgent d’eau. Et lorsqu’ils sont assez lourds, ils s’engouffrent dans les remous, coulent vers moi, s’abandonnent pour glisser vers un autre Monde, mon Monde.

Même ce jeune homme dont le souvenir me hante. Un beau garçon que j’ai imaginé être mon bel amant dès son apparition sur sa terrasse.

Je l’ai regardé s’échouer près de moi, au plus profond de la Loire. Ses yeux vitreux, grands ouverts, étaient comme des miroirs où je pouvais me mirer, où je pouvais contempler ma longue chevelure, mes bras infinis, ma poitrine généreuse aux gros mamelons, ma large bouche qui laissait échapper, de plus belle, mon chant mélodieux et plaintif. Mes doigts caressaient alors mon interminable queue de poisson et je sentais ses écailles m’écorcher les mains.

C’est à ce moment que j’ai maudit ce que je suis.

Au fil du temps, les corps se transforment en un amas d’ossements et de chairs pourrissantes, des carcasses qui ne peuvent pas se dessécher. C’est ici, en leur présence, que je me repose, c’est là que je médite sur mon existence.

J’ai attiré là tous ces êtres afin de chasser ma solitude. Une solitude lourde et difficile à supporter. Je veux aimer et être aimée. Cependant, aucun humain arrivant jusqu’à moi ne survit. Mais avant qu’ils ne succombent, qu’ils soient emportés pour toujours, je les regarde dans les yeux, des yeux où je peux lire qu’ils me voient si belle. Je leur souffle alors quelques mots qui s’échappent de mes lèvres souriantes. Des mots qui leur apprennent mon prénom.

Je leur dis que je suis Sybelle. Sybelle la Loire. Sybelle à l’apparence ambiguë. Sybelle la sirène.

Puis je repars en entraînant avec moi ma tristesse. Car je suis si seule, tant isolée de tous. Et au lieu de m’amuser et de découvrir les océans, parmi les algues et les mollusques, je reste là, au fond de la Loire, la Loire dont je suis tombée amoureuse. Je demeure ici à souhaiter qu’une créature vivante partage, un jour, ma demeure au fond du fleuve.

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