top of page

LA PROMESSE, Ghaan Ima


LA PROMESSE

Vision 1 : la recluse

L’enfant frappe sur la vitre translucide. Le verre dépoli ne laisse voir que ses mains claires et son visage de poupée blonde qu’elle presse contre la surface. Mais cela suffit pour observer qu’elle n’est plus tout à fait humaine. Des articulations de métal ont remplacé sa main droite et agrandi de force sa mâchoire inférieure. Ses pupilles renvoient la lumière avec un éclat argenté ; sa rétine a été améliorée. Elle miaule :

– Mamaan ! Laisse-moi sortir ! Mamaan !

– Oh, mon Dieu docteur ! Elle va se tuer ! Elle est trop faible !

L’homme en blouse blanche se passe une main lasse sur le visage. L’épuisement lui fait paraitre son grand âge malgré la chirurgie qui lui tire la peau et le produit nauséabond qui lui teint les cheveux en noir. Derrière lui, le jeune arrogant qui veut prendre sa place n’hésite pas. Il fait signe à une infirmière d’aller dans la chambre stérile. Très vite, la silhouette de l’enfant est entraînée en arrière. Elle ne revient pas.

Qu’ont-ils fait ?

Ils l’ont attachée, sûrement.

Terrifiant.

Ils attachent leurs propres petits…

– Bon ! aboie soudain un homme. Vous nous proposez quoi, maintenant ? Et pour combien ?

Celui qui vient de parler doit être le père de l’enfant. Il a les mêmes cheveux blonds et des yeux en amande un peu semblables à ceux d’un chat. Mais la ressemblance avec la jolie petite s’arrête là ; ses traits sont aussi durs que ceux d’un serpent. Les épaules du vieux docteur s’affaissent :

– Elle n’est pas viable. La moitié de son ADN est à jeter. Treize ans de thérapie génique pour la stabiliser, mais avec la puberté, on ne maîtrise plus rien. Et son corps s’emballe, aucun traitement n’ira jamais assez vite…

Le jeune médecin s’écarte d’un pas, comme s’il voulait marquer son désaccord avec son supérieur. Le père lui jette un regard acéré, sans un mot. La mère fond en larmes, des larmes scintillantes qui semblent incrustées de diamant.

Si beau…

Le chef de service tente d’écarter la femme de la vitre, sans conviction. Il la tient par les épaules en lui serinant des paroles apaisantes qui auraient de quoi faire hurler n’importe qui :

– Ramenez-la chez vous, cessez de vous acharner, laissez-la partir. Faites-la rêver et, lorsque ce sera trop difficile, mettez-la sous hypnocon pour abréger sa fin. C’est déjà bien qu’elle ait vécu jusqu’ici…

Il réussit à l’entraîner dans un couloir, suivant la bande rouge qui indique la sortie. Resté seul avec le médecin aux dents longues, le père tombe le masque :

– So what ?! siffle-t-il. Je n’ai pas gaspillé autant de fric dans cette gamine pour baisser les bras comme ça. Je subventionne cet établissement, vous savez.

Le jeune médecin se raidit. Ce réflexe passe inaperçu pour son interlocuteur mais cela n’échappe pas au petit être qui se cache dans la poche de sa blouse et qui espionne les deux hommes en pointant son nez sous le rabat. Le docteur bombe le torse :

– Il y a un moyen d’accélérer une thérapie génique et de bien la cibler. On peut lui injecter des bactéries modifiées, des organismes synthétiques intelligents. Des smart-syns. Ce sont de véritables usines qui portent en elles tout un réservoir génétique et qui décident, en temps réel, du gène à utiliser. Elles transmettent ensuite leur découverte aux autres syns par le sang. Je les teste sur différents animaux, les résultats sont prometteurs, regardez…

Il plonge la main dans la poche de sa blouse où l’espion s’était caché.

Me touche pas, humain menteur ! Kss…

Le petit être griffe les doigts qui le saisissent par les côtes mais il est trop faible pour infliger plus qu’une simple éraflure. Il se retrouve bientôt montré à bout de bras, nez à nez avec le père de l’enfant maltraitée. De près, tête de serpent est plus repoussant encore que le bourreau qui expérimente sur lui depuis sa naissance, plus terrifiant encore que celui qui a jeté ses frères et sœurs à la poubelle lorsque les traitements ont eu raison d’eux.

Mais, fier et courageux, le chaton se force à redresser sa tête qui pèse si lourd. Il feule, crache et se retint de hurler :

Laissez-nous ! Moi et la petite et tous les autres ! Sortez-nous de nos cages ! Cessez de nous torturer !

L’homme hausse un sourcil agacé, la tête de l’humain qui ne comprend pas pourquoi on lui agite sous le nez un chaton. Le médecin s’explique :

– Il joue la comédie, il comprend tout. Il peut même émettre quelques mots, l’assistante de la ménagerie m’a juré qu’il savait dire « poisson » et « sortir ». Mais il refuse de parler devant moi. Regardez la taille de son crâne ! Regardez ses pattes ! Ses pattes surtout !

Il presse l’un de ses coussinets pour lui écarter les doigts. Le chaton les trouve immondes. Ils perdent leurs poils et l’un d’entre eux est trop grand.

– Un pouce opposable ? demande le père.

– Oui ! Et je n’ai jamais programmé les syns pour ça ! Je leur ai juste donné une banque d’ADN et l’ordre de faire croître ses capacités cognitives. Ce pouce, la voix, tout cela ne sont que des propriétés émergentes ! Il nous faudrait dix ans pour comprendre ce qui se passe dans le corps de votre fille, mais des syns programmés pour restaurer sa viabilité pourraient déterminer en quelques générations où est le problème et la guérir ! J’ai déjà préparé les bactéries souches, il n’y a plus qu’à les activer.

– C’est assez impressionnant… dit l’homme en se penchant sur l’animal comme s’il n’était qu’un objet.

Le chaton soutient son regard avec cette gravité ironique et mauvaise qui met les humains mal à l’aise. Il veut que le père refuse, il veut qu’on libère la petite qui miaule si fort sa détresse.

Ils attachent leurs propres petits…

Il ne sait pas pourquoi cette enfant lui fait si mal au cœur, lui qui s’est forcé à ne plus rien ressentir depuis que l’on a mis son premier frère à la poubelle.

Le père se détourne, et, sans un dernier regard vers sa fille, jette avec autorité :

– Faites ce que vous pouvez.

– Je ne peux pas grand-chose. Le chef de service n’acceptera jamais qu’on les teste sur un humain.

Le père le toise. Le chaton sent frémir le médecin aux dents longues. Lui-même sait que quelque chose se joue maintenant. Finalement, le serpent répond à voix basse :

– Agissez en secret jusqu’au prochain conseil d’administration. Ce n’est qu’une question de semaines, vous aurez sa place.

Il disparait dans le couloir, laissant le jeune homme seul avec sa créature, qu’il approche de son visage. Il a l’air si heureux que le chaton pourrait presque le croire gentil s’il ne le connaissait pas si bien. Sa voix tremble d’excitation :

– Tu as bien bossé, Smart-Kitty ! Viens, on va chercher le traitement et dire bonjour à ta nouvelle sœur.

Mon nom est Maâha, aurait-il voulu répondre. Mais lui-même est incapable d’imiter l’intonation de sa mère lorsqu’elle l’appelait. Il ne l’a pas entendue depuis si longtemps… Non pas qu’elle soit morte, elle a juste eu de nouveaux chatons. Et elle l’a oublié.

C’est peut-être ce jour-là que son cœur est mort.

Vision 2 : le coucher de soleil

Les calmants se sont presque dissipés. Le bruit de la douche antiseptique, des portes coulissantes et de la soufflerie la mettent en alerte mais Moïra se force à garder les yeux fermés.

Quelqu’un s’approche et dépose un objet chaud et mouvant sur son ventre. Elle a un sursaut et se redresse : C’est un chaton. Déformé, pelé de la tête et des pattes, horrible, mais un chaton tout de même, qui la fixe avec frayeur, colère et curiosité tout à la fois.

Elle se détend, cherche celui qui vient de lui apporter un compagnon et sourit en découvrant le jeune médecin à la peau dorée qu’elle aime tant. Julien met un doigt sur ses lèvres et fait « chut ».

– Je te propose un pacte, dit-il. Je te laisse garder Smart-Kitty si tu me promets de ne répéter à personne ce que je vais faire. Regarde comme il est sage !

En effet, le petit animal ne bronche pas, se contentant de fixer sur elle des yeux trop grands, même pour un chaton. Elle hoche la tête.

– Brave petite.

Julien ouvre une mallette plastique qui contient un pic-pic. C’est une seringue pour enfant, avec un cache rose dissimulant l’aiguille, comme si cela suffisait pour atténuer le calvaire de la piqûre. Elle grimace.

– Tu ressembles à ton père quand tu fais ça.

Elle cesse. Elle déteste son père bien plus que tous les docteurs du monde. Mais elle laisse celui-là faire ce qu’il veut pendant qu’elle caresse le chat qui se hérisse sous ses doigts. Elle sent à peine le liquide glacé qui pénètre la veine. La chaleur du chaton lui suffit.

– Ne le traite pas comme un animal, il est orgueilleux. Il peut parler, tu sais ?

Elle ouvre de grands yeux. Le chat rétrécit les siens. Julien soupire :

– Mais il ne le fera jamais devant moi.

Pendant que le jeune homme range le pic-pic dans sa mallette réfrigérée et quitte la pièce, l’animal lui jette un regard si empli de haine que Moïra retint son souffle. Elle le perd tout à fait quand le chaton rive ses pupilles fendues dans les siennes.

Si sérieux…

Il fait des gestes avec sa patte, tapotant le drap.

– Rode… dit-il. Fuir… Nui…

Moïra secoue la tête. Il regarde la porte, tapote le drap, la porte encore. Moïra comprend. Il connait le code ! Il veut qu’ils s’enfuient !

– Mais les infirmières !

– Nui… répète le chat en fixant, à travers l’étroite fenêtre, les nuages flamboyant des reflets du couchant.

La nuit…

Moïra soupire.

– Je suis malade, je peux pas…

Le regard qu’il darde sur elle lui retourne le cœur : Une fierté farouche, du dédain et de la pitié.

– Mourir là… Mourir…

Il regarde dehors.

La jeune fille se recroqueville. Des larmes amères lui brûlent les yeux. Car elle sait que la douleur dans son ventre et ses essoufflements ne font qu’empirer, que les machines qui lui donnent l’air d’un insecte ne pourront plus la garder en vie bien longtemps, que la nouvelle piqûre ne vaut pas mieux que les autres, qu’elle mourra dans une pièce blanche et froide avec pour seule compagnie sa mère gémissante, une heure par jour. Pas même son père.

La colère sèche ses larmes :

– OK petit chat. Cette nuit, on va se sauver !

Il lui retourne cet air méfiant qui le rend si humain. Comment gagner sa confiance ? Elle a une idée soudaine. Elle se mord le pouce de toutes les forces de sa mâchoire renforcée, puis le montre au chat qui observe sans comprendre.

– C’est comme cela qu’on fait les promesses. On se lie par le sang. Je l’ai vu dans les mangas…

Et là, l’animal lui prouve qu’il est bien plus que cela. Il se penche pour mordre son tout petit doigt au bout de sa patte pelée. Puis il pose sa blessure sur la sienne. La petite fille sourit :

– On est frères maintenant, dit-elle. Je m’appelle Moïra.

– Moi Maâha… répond-il.

Et pendant ce temps, leurs sangs se mêlent. Leurs syns se mêlent. Et les bactéries saisissent l’aubaine d’un nouveau patrimoine génétique à ajouter à leur banque de données. Humain ou chat, peu importe ce qui en sortira.

FIN

64 vues

Posts récents

Voir tout
bottom of page