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RITOURNELLE, Marguerite Rothe


© studio Ditte – papier peint Wild Animals Cool

RITOURNELLE

Colchiques dans les prés fleurissent, fleurissent, Colchiques dans les prés, c’est la fin de l’été…[1]

Il se tut et se fit attentif. Pour être bien certain qu’il ne serait pas entendu, il colla son oreille sur la porte. Non, ils n’étaient pas là. Toujours pas. Il pouvait continuer de chanter. Tout bas, bien sûr. Un murmure presque, pour pouvoir les entendre, au cas où ils arriveraient. Mais surtout, pour que eux, ne l'entendent pas. Au cas où. Il se rappelait encore la dernière fois où il ne s'était pas méfié. Il se rappelait encore comment ils l’avaient puni. Ils ne lui avaient pas donné à manger pendant trois jours. Trois jours. Il le savait, parce qu’il avait vu trois fois la lumière du jour qui faisait un trait sous la porte. La lumière du dehors qui entre par la fenêtre de la cuisine. Il savait compter… jusqu'à vingt, même. Avant, il savait compter plus loin, mais maintenant, il avait oublié. C’est long, trois jours...

La feuille d’automne emportée par le vent, En ronde monotone tombe en tourbillonnant...

Il aimait cette chanson. Il s’en souvenait, il l’avait apprise à l’école avec la maîtresse. Elle disait que c'était une « ritournelle ». Un joli mot, qui donne envie de danser et de chanter. Elle était gentille, Madame Laforêt. C’était bien, l’école. C’était avant le déménagement. Maintenant, à part la maîtresse et cette chanson, et aussi son papa, il ne se souvenait presque plus de rien.

Maman disait que ça serait bien quand ils auraient déménagé. Qu’ils auraient plus de place. Qu’il y aurait une chambre pour la petite sœur qui venait de naître, et une pour lui.

Châtaignes dans les bois se fendent, se fendent, Châtaignes dans les bois, se fendent sous les pas...

Il se gratta la tête. Ça le grattait beaucoup, maintenant. Sous son ongle, il sentit la croûte se détacher. La plaie se mit à poisser. Il porta son doigt à sa bouche. C’est un peu salé, le sang. Il avait faim. Il était encore puni. Pourtant, il n'avait rien fait.

Maintenant, il était souvent puni. Privé de manger. Il fallait attendre encore. Il fallait d’abord qu’ils rentrent. Puis qu’ils mangent. Après, seulement après, maman ouvrirait la porte, et alors, elle lui donnerait quelque chose. Au moment où la porte s'ouvrirait, il pourrait voir beaucoup de lumière. Pas longtemps. Il avait soif. Il tendit le bras pour attraper la bouteille d’eau, et but une rasade. L’eau était chaude. Il n’y en avait presque plus. Il le savait, parce que la bouteille était légère.

La feuille d’automne emportée par le vent, En ronde monotone tombe en tourbillonnant...

Il se rappelait bien, comment c’était dehors. Il y avait de l’air, de la lumière, chaude et dorée. Des fois, il pleuvait. Il y avait le vent, aussi. C’était bien, le vent. Un jour, il se rappelait même avoir vu de la neige. C’est beau, la neige. Doux et froid.

Il se redressa sur ses genoux, et, courbé, il posa ses mains à plat sur la porte et poussa doucement dessus. Fermée. Les larmes se mirent à rouler lentement sur ses joues. La porte était toujours fermée. Fermée. Toujours. Peut-être qu’il ne sortirait jamais plus ? Du plat des mains, il essuya sa figure et la morve de son nez. Ne pas pleurer. Ne pas être puni. Il avait faim. Il se laissa retomber sur son matelas.

Nuages dans le ciel s’étirent, s’étirent, Nuages dans le ciel, s’étirent comme une aile...

Il sentit quelque chose courir sur sa jambe. Tâtonnant de la main autour de lui, il essaya de retrouver la petite bête qui s’était aventurée sur lui. Avant, les araignées, toutes ces choses-là, il en avait peur. Mais maintenant, elles étaient un peu comme des amies à qui il pouvait parler à voix basse, sans faire de bruit.

Son esprit allait en avant, puis en arrière. Ses pensées divaguaient. Il voulait sortir, puis l'instant d'après, il avait peur. C'était à cause de la petite sœur, qu'il était là. Qu'il était puni. Mais il l’aimait, cette petite sœur ! Il se rappelait qu’avant, il faisait bien attention de ne pas faire de bruit, pour ne pas la réveiller. Pourtant, un jour, son nouveau papa s’était mis en colère. Encore plus fort que d’habitude. Alors, pour le punir, parce qu’il avait réveillé le bébé, il l’avait enfermé dans le placard sous l’escalier. Il avait pleuré longtemps. Vraiment longtemps. Ils disaient que tant qu’il n’arrêterait pas de pleurer, il resterait là. Alors il s’était calmé, et il avait arrêté de pleurer. Mais ils ne l’avaient pas fait sortir. Plus jamais.

La feuille d’automne emportée par le vent, En ronde monotone tombe en tourbillonnant...

Maintenant, il ne pouvait presque plus bouger. Alors il restait étendu sur le matelas humide qui sentait mauvais. Il avait mal partout. Il avait faim. Il avait soif. Pourquoi est-ce qu’ils ne rentraient pas ? Il tendit l’oreille. La télévision était éteinte. Non, ils n’étaient pas là. Il ne les entendait pas parler. Ni eux, ni les gazouillis du bébé. Il avait faim... Boire... La bouteille était dans l’encoignure, il faudrait qu’il se relève pour l’attraper, mais… Il ferma les yeux. Il était fatigué. Tellement, tellement fatigué…

Et le chant dans mon cœur murmure, murmure...

Ils avaient dit qu’il resterait au secret tant qu’il ne serait pas sage. Pourtant, maintenant, il était sage. Avant, il ne croyait pas qu’un secret pouvait faire du mal. Il sentit sa vessie se relâcher. Peut-être qu’un jour, son vrai papa viendrait ? Alors, il partirait avec lui, et il serait toujours heureux. Tout le temps. Il n’aurait plus jamais faim. Ni soif. Plus jamais.

Et ce chant dans mon cœur appelle le bon... heur...

Maintenant, derrière ses paupières closes, au centre d'une lumière éblouissante, très belle, chaude et dorée comme celle du soleil, douce comme une caresse, il le voit qui apparaît. Grand et fort, son père lui sourit. Tout à coup, il n’a plus faim ni soif. Il n’a plus peur et il se sent aussi léger qu’une plume. Son Papa est venu le chercher !

[1]Colchiques dans les prés (1943) - Paroles et musique de Jaqueline Debatte - Francine Cockenpot

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