L'Essence des Ténèbres - Thomas Clearlake

J’ai toujours détesté la pluie. Ce qui a constitué un handicap sérieux pour mon activité au long de ma carrière. J’étais ce qu’on appelle dans le métier une chouette ; je travaillais pour les services de renseignements fédéraux américains.
Ce jour-là il pleuvait, évidemment. C’est drôle, j’ai de tout temps eu cette impression que le ciel attendait que j’entame une de mes planques pour inonder les campagnes. Après deux heures de marche en forêt, j’arrivai sur la zone : les restes d’une vieille demeure d’architecture anglaise perdue dans les étendues sauvages qui couvrent le nord de la Pennsylvanie.
La ville la plus proche, St Marys, douze mille habitants, était située à plus de quarante kilomètres. Celle-ci avait été frappée par plusieurs disparitions pour le moins inquiétantes, puisqu’il s’agissait de jeunes enfants. Chose incroyable pour le F.B.I. : en deux années d’investigations, pas un seul des quatre cas de disparitions n’avait pu être élucidé. Les services avaient décidé de mettre le paquet. Aussi, puisqu’aucun, absolument aucun élément n’avait été relevé dans la ville même de St Marys, le dispositif de recherche s’était naturellement orienté vers les forêts qui l’entouraient.
Les anciennes murailles couvertes de mousse et de lierre se dressaient maintenant face à moi. La brise qui soufflait entre les vieilles pierres avait entamé une complainte funèbre, comme pour sonner le glas de ceux qui venaient se perdre ici. Ce lieu m’avait paru être le seul point d’intérêt pour l’enquête dans ce périmètre. J’avais déployé, dans et autour des ruines, un dispositif d’écoute et de caméras à déclenchement sensible. Jusqu’ici, je n’avais obtenu que des enregistrements d’animaux, nocturnes pour la plupart, courants et bondissants, des rats, des loups, des oiseaux qui s’étaient posés puis envolés… ou simplement des branches agitées par le vent. Mais depuis cinq jours, bien que tout parût fonctionner parfaitement, les appareils n’enregistraient plus rien… absolument plus rien du tout ; ce qui était techniquement impossible. Je décidai de rester sur place jusqu’au lendemain pour trouver des réponses à mes questions.
Au-dessus des bois pesait une chape de nuages sombres. La nuit venait de commencer à étendre son voile de ténèbres quand le bruit d’un moteur s’éleva lentement au fond de la vallée. J’allai sortir de ma cachette pour aller identifier le véhicule quand le moteur stoppa. J’entendis le bruit de pas qui se rapprochait. Trois silhouettes que j’estimai être celles de femmes se dessinèrent dans les dernières lueurs. Leurs chevelures noires tombaient en boucles sur leurs épaules. Leurs visages étaient aussi pâles que la lune qui venait de se lever. Elles regardèrent alentour avec méfiance tandis que l’une d’elles s’absorba dans la récitation de psaumes, mais à cette distance je ne pus savoir s’il s’agissait de latin ou de quelque autre langue ancienne et oubliée. Je parvins à me rapprocher en rampant. Ce que j’entendis alors glaça instantanément mon sang dans mes veines ; celle qui psalmodiait était maintenant prise de tremblements… sa voix, ou plutôt la voix— car ce qui sortait de sa gorge ne pouvait être le fait d’une jeune femme — fluctuait odieusement, dégageait une insanité presque palpable. Les deux autres tournaient autour d’elle d’un pas lent et solennel, lui caressant parfois les cheveux en des gestes affectueux. Au bout d’un long moment, les incantations cessèrent et les trois silhouettes se figèrent sur place. Elles restèrent ainsi quelques interminables minutes, se tenant parfaitement immobiles dans un silence mortuaire. Puis elles s’animèrent à nouveau et repartirent par où elles étaient venues. J’entendis le moteur redémarrer, et le véhicule s’éloigna.
Je restai là cinq bonnes minutes, allongé, tentant d’assimiler rationnellement la situation. Cette surveillance commençait à prendre une tournure invraisemblable. Pour l’instant je n’avais pas assez d’éléments pour envoyer le moindre rapport, du moins je n’avais rien qui était en lien avec les disparitions d’enfants de St Marys. Des sorcières… pensais-je. Ce genre de croyances m’était totalement étranger, mais je dus me rendre à l’évidence, je venais d’assister à une cérémonie de sorcellerie.
La journée du lendemain s’écoula dans une quiétude anormale. Les bois étaient baignés de silence. Aucun oiseau ne chantait, aucun bruit, même les ruisseaux semblaient retenir leurs cours.
Lorsque vint le crépuscule, une lune énorme se leva, plus pleine encore que celle de la veille. Bientôt les bois furent enveloppés de clarté. Comme je m’y attendais, la rumeur du moteur de la nuit précédente s’éleva du fond des forêts. Tapis dans l’humus, je vis encore les trois silhouettes passer lentement devant moi. À la lueur des torches enflammées qu’elles disposèrent autour d’elles, commença leur rituel macabre. L’incantatrice était à moitié nue, couverte d’un voile sombre comme la nuit qui cachait à peine ses seins et son intimité. Les deux autres étaient dans une sorte de transe et effectuaient une danse lancinante autour d’elle, dévêtues elles aussi. L’incantatrice prit une torche et vint la poser au-dessus d’un autel de pierre. C’est là que les choses basculèrent dans une autre réalité, horrible, suffocante. Sur l’autel était déposé une masse informe, ensanglantée. J’ajustai la luminosité de mon appareil pour parvenir à distinguer nettement la chose : le corps mutilé d’un jeune enfant. L’hystérie s’était emparée des deux autres femmes dont la danse s’était changée en des spasmes violents. La troisième me sembla elle aussi en proie à une force qui était littéralement entrée en possession de son corps… son visage de jeune fille s’était changé en un faciès monstrueux. Elle se jeta sur le corps meurtri et commença à le dévorer avec une avidité furieuse. J’entendis les os craquer entre ses mâchoires et ses dents acérées déchirer les chairs. Instinctivement, je saisis mon arme et m’avançai pour mettre un terme à ce carnage. La chose fixa ses yeux livides sur moi. Elle cessa ses mastications et me considéra avec intérêt. Je ne fis aucune sommation et vidai mon chargeur sur la créature, qui s’effondra.
Le seul souvenir que j’ai gardé de ce qu’il est advenu ensuite est celui de cette étrange fumée noirâtre qui sinua jusqu’à mes pieds tandis que les deux autres harpies, tétanisées, me regardaient avec effroi.
Dans quelques heures, le dernier rayon de soleil viendra ramper sur les murs du couloir de la mort où je suis détenu. Puis il s’éteindra dans le silence de ces lieux obscurcis de souffrances. Je ne verrai pas d’autre jour se lever sur un horizon que je ne puis que deviner maintenant, du fond de cette cellule glacée.
Eliott Cooper.
Demain, ces douze lettres, écrites sur une étiquette reliée par une ficelle à mon gros orteil, seront tout ce qu’il restera de moi. Personne ne pleurera ma mort. Au contraire, la plupart des visiteurs qui assisteront à mon exécution s’en réjouiront, sans toutefois manifester leur satisfaction morbide ouvertement.
On m’a accusé d’avoir tué et dévoré trois jeunes filles et un enfant dans les forêts aux alentours de St Marys. Lors de mon procès, mon avocat a basé ma défense sur les troubles psychiques dont je suis censé souffrir. Pourtant aucun des psychiatres qui m’ont observé durant ces huit années de détention n’est parvenu à se prononcer précisément sur la nature de ma pathologie. Plus concrètement, aucun d’entre eux n’a pu établir formellement le moindre diagnostic de pathologie. Selon l’avis d’experts criminologues, les faits qui me sont physiquement reprochés relèvent de causes inexpliquées. Cela n’a pas empêché les jurés du tribunal de se prononcer pour la peine capitale.
Je suis en fait le seul à connaître le mal qui est en moi. Et je suis absolument certain qu’il ne relève d’aucune sorte de déviance mentale ou de maladie psychiatrique incurable, mais bien de phénomènes réels auxquels j’ai été confronté. Le plus incroyable à présent, c’est que je ne cherche même plus à clamer mon innocence. Je prie le Seigneur chaque jour, moi qui n’étais que le plus impie des ignorants.
Je trouverai dans la mort la délivrance ultime à laquelle j’aspire au-delà de tout. Puisse Dieu avoir pitié de mon âme.