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EMMÈNE-TOI AVEC MOI, Gaëtan Noël


Emmène-toi avec moi

Il était une fois, loin, par-delà l’océan scintillant, par-delà les mondes connus et ceux que l’on a oubliés, une terre inexplorée, un sanctuaire sacré. Tout de pierres et de rochers, il trônait au milieu de la mer comme un édifice majestueux que les profondeurs lui auraient offert. À sa surface, l’air si pur et le soleil si doux avaient fait naitre fleurs et étranges végétaux, décor ô combien magique d’un paradis devenu si beau. Au cœur de cet éden, l’on n’y trouvait nulle espèce connue : ni les grandes ni les petites, pas même un être humain perdu.

Reines des sept mers, les sirènes y vivaient paisiblement, loin de l’agitation des rois et de leur tourment. Si la quiétude et la joie enchantaient partout où leurs chants s’envolaient, solitude et lassitude s’étaient faites femme sur un rocher isolé…

Okina attendait.

Devant elle, devant ses yeux de jade plus scintillants que l’océan, le crépuscule embrasait l’horizon d’une flamboyante lumière dorée. Une nouvelle journée s’achevait, belle… si elle n’était pas semblable à toutes les autres. Nul malheur ne l’avait jalonnée, mais nul bonheur ne l’avait émerveillée non plus…

Okina soupira. « Qu’attends-je encore de l’horizon ? »

Même chez les sirènes il existait des histoires, des contes de fées. Mais même chez les sirènes, le temps passait, le temps… pesait. L’espoir enthousiaste et inaltérable de la jeunesse s’essoufflait, teinté peu à peu par les ombres de la résignation, la tentation de l’abandon. La fougue d’Okina s’estompait progressivement, épuisée par la fatigue elle-même, celle qui nait de l’attente et des désillusions.

« Ainsi va la vie… »

Lui avait-on trop promis ? Où était donc cette vie parfaite ? Celle sans ennui, sans maladies ? Et où étaient ces enfants chéris qu’on lui avait prédits ? Ce couple à l’amour éternel ? Alors que même l’ombre du prince charmant manquait à l’appel…

Une autre nuit tomberait bientôt. Avant, Okina les comptait comme autant de promesses de lendemains lumineux, mais désormais…

C’était creux.

Un faux espoir. Un mensonge. Un serment de plus vers le désespoir. Les mains d’Okina, si belles à être aimée juste pour elles, se serrèrent un peu plus fort autour de la conque qu’elles agrippaient.

« Demain ne sera qu’un aujourd’hui de plus !... »

Ses larmes roulèrent. Le long de ses joues, de son cou… Elles se perdirent parmi ses longs cheveux dorés et ondulés, parcoururent son corps d’une divine féminité, pour se mêler à ses écailles et à leurs magnifiques reflets.

Pouvait-on imaginer chagrin si merveilleusement incarné ? Pouvait-on seulement le permettre ? Ou même l’ignorer ?

Mais peut-être était-ce à la belle sirène d’en décider. À celle qui détourne les yeux de l’horizon lointain, il n’est permis nul destin.

Un vent chaud se leva soudain. Les cheveux d’Okina s’élevèrent légèrement, comme ces blancs oiseaux qui s’écrièrent haut dans le firmament. Surprise par ce doux réconfort qu’elle n’attendait plus, la triste beauté leva les yeux en un ultime regard perdu.

Et ce fut à cet instant précis que commença le reste de sa vie. « Mais !... Oh ! mais !… »

Bras tendus, Okina s’appuya fermement sur son rocher pour se dresser comme si jamais sa tête ne s’était baissée.

« C’est impossible ! Ce ne peut être vrai !... » Là-bas, sur la ligne d’horizon, au cœur du soleil couchant…Un navire. « Alors, ils existent !? Mais c’est magnifique ! » N’écoutant que son cœur gonflé de toutes nouvelles émotions, Okina plongea dans l’eau, la raison à l’abandon. Dans son sillage, les poissons de toutes les couleurs se dispersèrent. Elle n’accorda aucun regard aux coraux, aux coquillages, à tous ces trésors de l’océan qui n’auraient pu la subjuguer en ce fabuleux moment. Pas même les étincelants reflets du crépuscule ne parvinrent à retenir sa nage effrénée, alors que les courbes de son corps jouaient majestueusement avec les courants, les épousaient.

Après quelques instants, l’ombre du bateau inespéré la surplomba. Okina amorça alors son ascension vers la surface, quand soudain le doute la frappa.

« Et si c’était trop beau ? »

Et dangereux ? Que pouvait-il bien l’attendre ? Après tout, ses sœurs sirènes disaient tout et rien sur les habitants de ces étranges assemblements de bois flottants... Ils pouvaient être impitoyables, traitres, belliqueux et corrompus, l’incarnation du pire que son monde ait connu…

« Ou nobles et magnifiques ! Messagers de mon avenir aux âmes héroïques ! »

Okina hésitait. Fallait-il risquer sa sécurité ennuyeuse pour une aventure hasardeuse ? Sa vie sure et sans entrain pour un avenir incertain ?

« Mais comment saurais-je mon chemin, si je n’en emprunte aucun ? »

C’était décidé. La queue belle et puissante d’Okina battit de plus belle et la propulsa à la surface : face à la peur, la lâcheté n’aurait pas sa place !

Lorsque sa tête sortit de l’eau, l’air chaud du crépuscule la salua d’une douce brise marine. Elle y sentit comme toujours le souffle salin de l’océan, mais plus seulement : d’autres effluves s’y ajoutaient, inconnues, surprenantes… différentes.

Discrètement, silencieusement, Okina s’approcha de la coque du bateau et y fit glisser sa main… Elle sentit alors la rugosité du bois sous ses doigts, et devant ses yeux toute une ingéniosité qui la fascina…

De la poupe à la proue, en passant par le pont et son haut mât à voiles blanches, elle aperçut les cordages, les tonneaux et bien d’étranges inventions venues défier son imagination. Mais le navire n’était pas aussi imposant que ce qu’on lui avait conté : il n’était pas si long, ni si haut, et il était difficile de croire que tout un équipage pouvait y loger…

— Je vous fais visiter ?

— Oh !... Surprise par cette voix qu’elle n’attendait pas, Okina prit peur et plongea. À travers les bulles et l’instinct enivrant, elle laissa la fuite l’éloigner du moment présent.

« Mais que fais-je ?... »

Elle fit volteface. Ses yeux plissés distinguaient à peine l’étrange silhouette accoudée sur le pont du bateau. L’aventure qu’elle avait toujours espérée, elle était là : elle lui parlait, la reconnaissait, elle lui tendait les bras.

« Mon instinct me dit de fuir, la raison de me prémunir, mais mon cœur lui… il veut la découvrir ! Comment choisir ? »

Paralysée par l’indécision, elle hésita. En écoutant son corps, en écoutant son intelligence, Okina sauvegarderait sa vie. C’était la loi de la survie animale, le choix du raisonnable. La décision sensée.

Celle qui la maintenait malheureuse depuis tant années.

D’un battement de queue résolument puissant, la belle et vaillante sirène se délesta de ses peurs et de ses tourments. Elle gagna de la vitesse. Abandonnant toute résistance, l’eau s’ouvrit pour elle : s’opposer à une princesse, oui, mais pas à une reine !

Plus vite.

Plus fort ! Le mur de la surface ne tarda pas à craquer sous l’impulsion de cette héroïne déterminée. Brillante, scintillante comme des milliers d’étoiles filantes, elle s’envola tel un ange dans le ciel orangé. Alors que l’air la caressait de tout son respect, les yeux verts d’Okina croisèrent ceux de l’être qui la contemplait, figé sur son bateau par tant de beauté.

Le temps s’arrêta.

Car lui-même comprit ce qu’il se passait : sirène et humain venaient de se rencontrer.

Okina se laissa plonger dans l’eau, avant de remonter élégamment se présenter devant le visage de l’être nouveau.

— Bonjour, belle demoiselle, lança-t-il dans un sourire.

— Bon… bonjour, répondit-elle, un peu intimidée.

— J’ai parcouru bien des mondes, mais jamais je n’aurais imaginé un jour vous contempler…

Ainsi donc, les sirènes existent au-delà des contes de fées !

Il rit de bon cœur. Okina semblait surprise.

— Bien sûr que nous existons ! Qui prétendrait le contraire ?

— Bien des humains sans trop de cœur, j’en ai peur !

— Mais alors… Seriez-vous vraiment un être humain ?

— Mais oui ! rit l’humain. Regardez !

D’un mouvement rapide, il sauta et vint s’assoir sur le plat-bord, les jambes à demi nues battantes au-dessus de l’eau.

— Vous voyez ?

— Ça alors ! s’exclama la sirène, aussi stupéfaite qu’émerveillée. Mais comment faites-vous pour nager avec deux bras à la place de la queue ?

— Je… euh…

— Est-ce donc vrai que vous vivez sur de grandes étendues de terre ? Si grandes qu’à des lieux on ne peut distinguer la mer ?

— Eh bien, oui ! répondit joyeusement le bipède. Ce qu’on vous a dit est vrai ! Les humains ne s’aventurent guère dans les profondeurs : contrairement à vous, nous sommes de bien piètres nageurs…

Okina se mit à rire. Pour un humain, il était plutôt charmant… et même amusant ! Son grand sourire lui réchauffait le cœur. Elle le fixa un instant, avec intensité. Les cheveux de l’inconnu étaient chahutés par la brise, et ses vêtements noir et blanc, un peu usés, ondulaient légèrement. Ni son bateau ni son allure ne semblaient faire de lui un prince, ou pas de ceux qu’on lui avait contés, mais Okina lui trouva quelque chose d’attirant, peut-être même… de familier. Un charisme, une aura qui l’intriguait, qui… l’envoutait.

— Oh ! je ne me suis pas présenté, s’excusa l’inconnu. Je m’appelle Tibias. Je suis… disons… un explorateur. Un aventurier, si vous préférez.

— Enchantée… Tibias, sourit la sirène, un peu gênée. Je me nomme Okina. Je suis… juste une gardienne d’un sanctuaire sacré, je suppose. Qui attend l’aventure depuis tant d’années…

— Vraiment ? s’étonna Tibias. N’avez-vous jamais quitté les environs ?

— Jamais ! Où serais-je donc allée ?

— Mais partout, voyons ! À l’aventure ! Le monde est grand et ses possibilités en nombre effrayant !

— Eh bien, non… Je suis seulement une sirène parmi les sirènes, même si je rêve bien souvent d’être autre chose, et d’être ailleurs… n’en déplaise à mes sœurs.

— Vraiment ? Se pourrait-il que les sirènes elles-mêmes s’enferment dans des idées si loin du bonheur ?

— Je ne m’enferme nullement, se défendit-elle. C’est le monde qui est ainsi. Et le bonheur est bien capricieux, lui aussi…

— Le monde est souvent rude et cruel, imposant toujours plus de règles pour justifier son aveuglement sans pareil… Mais nous sommes libres de prendre la mer, de redéfinir nos frontières !

— Libres ? Moi qui suis sirène, de l’océan sa reine, je ne puis pourtant me libérer des limites qu’à ma naissance il m’a imposées…

— Reine de l’océan ? sourit Tibias, intéressé. Mais êtes-vous votre propre reine également ?

— Comment cela ?

— Venez ! lança-t-il en lui tendant la main. Laissez-moi vous montrer. Je ne possède rien, si ce n’est un royaume qui à moi seul appartient bel et bien.

Okina pénétra son regard confiant, aussi beau qu’il était insistant…

— Seriez-vous un prince ?­

— En quelque sorte ! rit-il. Venez !

La méfiance de la sirène s’effilait à mesure que l’homme lui souriait. Peut-être Tibias avait-il raison ? Okina régnait-elle encore sur ses émotions ? Car derrière son visage fier et posé, une partie d’elle semblait déjà avoir abdiqué…

Elle accepta sa main.

C’est alors que leurs doigts se frôlèrent… puis se séparèrent. Une étrange sensation les avait parcourus… trop intense pour être contenue. Okina détourna les yeux en se mordant la lèvre, embarrassée. Du coin de l’œil, elle sourit de voir Tibias lui-même si troublé.

Alors cette fois, c’est elle qui l’emmena : elle lui offrit une nouvelle fois sa main, ainsi que son courage face à l’incertain. Tibias resserra alors la sienne, et la hissa à bord avec toute la précaution qu’il portait à ce trésor. La voyant ainsi reposer au creux de ses bras, il lui confessa d’un sourire son embarras…

— Ne deviez-vous pas me faire visiter ? murmura-t-elle, tendrement amusée.

— Si ! s’exclama-t-il un ton trop haut. Si…

Cherchant par où commencer, Tibias tourna sur lui-même — peut-être aussi le temps qu’il se reprenne. C’est ainsi qu’il lui fit visiter le pont, ses quartiers — qui en une table et un lit consistaient — ainsi que tous les mécanismes dont un navire ne pouvait se passer. Rapidement à court d’idées, il sembla même avoir oublié pourquoi à bord sa sirène était montée…

— Est-ce là donc votre royaume, Mon Prince ? demanda Okina intriguée.

— Ha ! ha ! éclata de rire Tibias qui l’emmenait à la proue. Non, non ! Ce n’est qu’un joli tas de bois soufflé par les vents, mes caprices et mes tourments.

— Mais alors, où est ce royaume dont vous me parliez ?

— Belle Okina, ne devinez-vous pas ? Ce royaume… c’est moi !

Il la déposa à la pointe du bateau, délicatement, face au soleil couchant. Alors qu’il s’asseyait à ses côtés, Okina le trouva un peu présomptueux : affirmer être tout un royaume, n’était-ce pas tout à fait prétentieux ?

— Pensez-vous que je sois fou ? lui demanda-t-il, amusé de l’avoir choquée.

— Peut-être…, répondit Okina sans ses yeux détourner.

— Mais si je ne suis pas mon propre roi, qui le sera ?

La bouche de la sirène s’ouvrit légèrement. Elle commençait à comprendre. Et Tibias de reprendre :

— Mais pour être tout à fait franc, je régnais sur bien d’autres choses auparavant. J’étais bel et bien un prince…

— Vraiment ? l’interrompit Okina, émerveillée. De ceux qui vivent dans de grands châteaux ? De ceux qui brandissent de grands idéaux ?

— Oui ! rit-il. J’étais de ceux-là : un héritier promis à devenir roi. Jusqu’au jour où je compris que c’était le monde qui régnait sur moi…

— Comment peut-on donc régner sur un roi ?

— C’est une excellente question, soupira Tibias. C’est peut-être même toute mon obsession. La société voulait faire de moi quelqu’un que je n’étais pas. Elle voulait m’imposer ses codes, taire ma personnalité pour me noyer dans son uniforme complexité. En vérité, le monde des humains est devenu trop compliqué… Même pour un roi, entre politique et intérêts, il n’y a guère de liberté. Sans cesse, nous sommes entravés par les chaines d’un monde que nous avions bâti pour nous garder de la mort et de l’ennui.

Okina sentit résonner les mots de Tibias au plus profond d’elle-même. Se pourrait-il que ce prince soit celui qui la comprenne ?

— Je… je comprends ce que vous ressentez ! s’exclama-t-elle. Moi aussi, je subis les dictats d’un monde que jamais je ne semble contenter !

— Vraiment ? s’étonna l’aventurier, sombrement. Alors même dans cette contrée oubliée, la liberté de vivre est menacée…

— J’ai bien peur que oui, Mon Prince, soupira Okina en baissant les yeux. Que pourrais-je bien y faire ? Les contraintes de ce monde sont les plus douloureux des fers…

Soudain, l’évidence l’interpela.

— Mais vous, vous êtes ici ! Si loin de votre prison royale, avez-vous donc fui ?

Tibias s’allongea et derrière sa tête ses mains il croisa.

— C’est ce que mon père m’a dit, du haut de tout son mépris…

— L’avez-vous donc affronté ? N’êtes-vous pas seulement parti sans vous retourner ?

— Non… Dans le blanc des yeux, je lui ai livré toutes mes émotions… Mais il les a refusées. De toute évidence, ses projets pour moi valaient bien le sacrifice de ma personnalité.

Tibias sembla se perdre un instant dans le silence des réminiscences.

— Il prétend que j’ai fui, mais j’ai pourtant la conviction de faire face pour la première fois de ma vie. Combien d’entre nous cèdent leur « oui » pour un peu de social répit ? Combien de « non » s’oublient dans ce royaume des non-dits ? À quel point donnons-nous à notre passé le choix de notre avenir ? Il a fallu que je prenne la mer loin de tous pour le découvrir…

Okina l’observa entre admiration et empathie. En renonçant à être un prince du monde, Tibias était devenu roi de sa propre vie.

— Et vous, belle Okina ? demanda Tibias en se redressant.

— Moi ?...

— Oui… Racontez-moi.

Et c’est ainsi que tomba la nuit. Sous la lune ronde, les mots s’échangèrent sans tarir entre les deux âmes vagabondes. La douce lumière de l’astre se reflétait merveilleusement sur la mer apaisée. Les tendres regards et les sourires furent autant d’émotions que les deux êtres s’offrirent. Tous deux avaient vécu bien des désillusions, mais leur foi en l’avenir semblait enfin leur donner raison.

Ils n’eurent ni besoin de boire, ni de manger… Seulement d’une couverture que Tibias vint sur leurs épaules déposer. Sous des milliers d’étoiles, une nouvelle étincelle brulante venait de s’animer…

Lorsque l’aube se leva, contre Tibias Okina se réveilla.

— Oh ! s’exclama-t-elle, embarrassée. Comment ai-je pu ainsi m’assoupir ? Tibias, excuse-moi…

— Il n’y a rien à excuser, répondit avec tendresse l’intéressé. Tu semblais tellement apaisée que je n’ai pas osé te réveiller.

La belle sirène sourit.

— Ce fut une merveilleuse nuit. N’as-tu donc point dormi ?

— Je n’en suis pas certain, répondit l’humain. Pourtant quand je te regarde dans la lumière du matin, j’ai le sentiment que je ne me réveillerai que demain…

Elle rougit, mais peut-être pas autant que lui.

— Et maintenant ? poursuivit-il.

— Je ne sais pas, répondit la pensive Okina. Peut-être devrais-je marcher sur tes pas ? Parler à mes sœurs, leur avouer qu’ici je ne suis pas moi ?

— Elles t’en empêcheront… La société n’aime pas qu’on lui dise « non ». Sauras-tu leur résister ? Et sur ton cœur, réussir à régner ?

— Si tu m’attends, je saurai, affirma la sirène telle une reine.

Tibias lui sourit, puis sur les vagues son regard se perdit. Il avait pourtant renoncé aux femmes, à les aimer. Les années l’avaient persuadé qu’en amour il y avait plus de larmes que de joie à gagner… Il rit. « Amour, maudit sois-tu : au bout du monde, tu m’as encore vaincu… »

Il se leva, l’air finalement résolu.

— Bien ! Ma reine, où pourrions-nous donc aller ? Y aurait-il une contrée que tu souhaiterais explorer ?

— J’aimerais explorer le bonheur, sourit-elle. Emmène-moi où je serai heureuse…

L’enthousiasme de Tibias s’effondra.

— Je ne sais rien d’un tel endroit. Je ne puis faire pareille promesse… même à toi.

L’espoir d’Okina se troubla.

— Alors, rends-moi heureuse… de la façon qu’il te plaira.

Tibias déglutit.

— Ce n’est pas à moi… de faire cela.

Au fond du cœur de la sirène, espoir et désespoir s’entremêlèrent avant qu’elle reprenne :

— Mais c’est l’océan lui-même qui t’a mené jusqu’à moi ! Je t’attendais depuis tellement d’années, et c’est à toi que je m’en remets…

Tibias détourna les yeux, malheureux. La reine qu’il avait tant espérée venait devant lui d’abdiquer...

— Et ma vie, je te la donne ! poursuivit-elle, bouleversée. Je vivrai pour toi, comme tu vivras pour moi…

— Non.

Le silence s’écrasa, amer, sur leurs cœurs qui se fissurèrent. Cachant son désarroi, Tibias fit face à Okina.

— Je ne puis être garant de ton avenir, l’interrompit-il gravement. Je ne suis ni ton père, ni ton roi, ni un dieu ici-bas. Je ne suis qu’un être, simple et perdu comme toi. J’essaie de savoir qui je suis, j’essaie de vivre selon mon cœur et de nobles envies. J’ai quitté la prison du monde pour ne pas y mourir sacrifié, alors ne me demande pas de renoncer à moi, de m’oublier pour toi. Je ne puis t’exaucer.

— Mais je ne comprends pas ! s’exclama-t-elle en étouffant un sanglot. Pourquoi ne veux-tu pas de moi ?

— Je veux de toi ! s’écria Tibias, désespéré. Mais comme mon égale… pas comme une responsabilité. Je suis roi de ce que je suis, mais jamais je n’accepterai de régner sur ta vie. Je veux t’aider à être ta reine, ne pas te voir abdiquer, ne pas te voir sacrifiée ! Pas même pour moi. Je veux te voir fière et belle, et face à la vie aussi sereine que rebelle. Je veux que tu sois heureuse et animée, et nous séparer si un jour c’est le seul moyen de t’y aider.

Leurs larmes roulèrent. L’incompréhension trouble parfois l’amour le plus sincère...

— Mais ce n’est pas comme cela que l’on m’a appris à aimer…, pleura la sirène, désemparée.

— Je sais…, soupira Tibias, dépité. À moi aussi, l’on a conté l’amour comme le triste sacrifice de deux âmes qui s’oubliaient. Mais comment être heureux ainsi, toute une vie ? Qui serons-nous encore, lorsque le brasier de notre passion se sera tari ? En vérité, merveilleuse Okina, je te le dis : nul avenir n’est permis à deux êtres qui en l’autre s’oublient.

Okina ne répondit pas. Au fond d’elle, par ses mots navrés, elle comprenait de son aimé toute la sincérité. Mais encore une fois, le gouffre s’ouvrait entre ses rêves et la réalité. Mais peut-être était-il temps… de rêver autrement. Tibias poursuivit, essayant de dissimuler l’affliction derrière l’empathie :

— Si tu me promets de tout faire pour être heureuse, alors je t’offre toute mon aide, la plus précieuse. Je serai ton épaule, ton allié, ton chevalier… Et je te promets de te laisser m’aider. Si fidèles à nous-mêmes nous demeurons, alors jamais nous ne deviendrons les tristes ruines laissées par la passion.

L’aventurier s’agenouilla devant la triste Okina. Il se maudit d’être l’objet de son chagrin : il aurait tant aimé la consoler par tous les moyens… Mais par égards et par amour, Tibias s’était fait la violence de parler sans détour.

— Comme toi, se força-t-il à sourire, je suis persuadé que notre rencontre était destinée. Oh ! tendre Okina… Sauras-tu encore m’aimer ?

La sirène releva la tête. Sur ses joues les larmes ruisselaient, mais elle aussi… elle souriait.

— Je serai ma reine. Et je te promets de ne pas m’abandonner. Je serai heureuse pour moi, mais à tes côtés. Et je serai ton épaule, ton alliée. Et je veillerai à ce que jamais, toi mon roi, tu ne puisses t’oublier.

Tibias l’embrassa.

Mais Okina ne lui laissa pas longtemps la mainmise : attrapant ses joues, elle lui prouva que la reine aussi était éprise.

L’intensité du moment les marqua à jamais.

À tel point que lorsque leurs lèvres se séparèrent, les mots ne surent pas tout de suite que faire. À quoi bon parler encore, quand dans le silence il suffit d’un regard pour que le monde soit d’or ?

Ils rirent d’eux-mêmes, alors que leurs larmes séchaient encore au soleil. Tibias se releva, le cœur gonflé d’un courage sans pareil.

— Il est temps de partir !

— Oui, acquiesça Okina, ravie. Allons-y…

— Mais où aller ? En aurais-tu une idée ?

— Pas la moindre ! rit la sirène. Où comptais-tu donc te rendre avant de me rencontrer ?

— Je n’en sais rien ! répondit-il joyeusement. J’ai décidé d’explorer le monde et l’océan… pour le reste, je m’en remets aux quatre vents !

— Ni queue, ni écailles, ni château, ni blanc cheval… Et cet avenir incertain… Mon prince charmant est décidément bien peu commun ! pouffa la sirène.

— Viendras-tu quand même ? demanda-t-il, embarrassé. Dans cette vieille coque indigne d’une reine ?

— Tais-toi, sourit-elle tendrement. Emmène-moi avec toi…

Tibias se pencha alors vers elle en lui offrant sa main :

— Non. Emmène-toi avec moi…

Et c’est ainsi qu’ils prirent la mer… Vers un horizon à conquérir et peut-être, qui sait, des années d’amour à se chérir…

Nul ne sait ce qu’il advint d’eux. Ni s’ils eurent beaucoup d’enfants, ni s’ils furent heureux… La destination de leur amour était incertaine, mais ce qui est sûr c’est qu’un tel voyage, aussi court fût-il, en valait bien toutes les peines…

FIN

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