L'AFFAIRE DE GARRY, Angélique Leydier
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L'AFFAIRE DE GARRY
Garry était inquiet. Depuis quelques jours, il gérait inquiétude et nervosité. Quelque chose de sensationnel allait se passer dans peu de temps et il voulait en garder un souvenir mémorable. Il avait vite compris que dans la vie, les trucs comme ça devenaient trop rapidement routiniers, alors sa première fois, il s’en rappellerait ! Sa grande sœur Leslie se délectait de cette attente insoutenable pour lui. Quand est-ce que ça arriverait ? Cette nuit ? Demain matin au réveil ? Pendant qu’il se brosserait les dents ? En mangeant une pomme ? Il trépignait d’impatience! Où et quand ? Y aurait-il du monde à ce moment-là pour admirer le phénomène ? Oh, il espérait que oui ! Ce serait la cerise sur le gâteau. Leslie y était passée, il y a 2 ans, et Garry se réjouissait d’ailleurs d’être plus jeune qu’elle pour cet évènement. Et dire que sa sœur avait dû attendre 6 mois de plus que lui ! La fierté de battre sa sœur suffisait à le combler d’avance ! Qu’elle continue donc, ses piaillements le rendaient plus sûr de lui à chaque fois.
Toute l’affaire, qui rendait Garry complètement dingue, ne valait que s’il déclenchait le processus lui-même, sans intervention divine. Il voulait que cela arrive lorsque lui seul l’aurait décidé. Pas par hasard, pas comme pour Leslie. Quelqu’un comme lui méritait mieux. N’avait-il pas toujours réussi à impressionner son monde ? Il fallait donc travailler sur la meilleure façon d’atteindre son but. Et il ne lui restait que peu de temps. Son cousin Ryan, qui connaissait bien le truc, l’avait conseillé plusieurs fois, mais Garry tenait à tester sa propre méthode. Sa tâche se révélait relativement plus compliquée qu’il n’y paraissait, car en plus de toutes ses tergiversations, il devait aller à l’école, son temps s’en trouvait estropié. S’ajoutaient les corvées à la maison et les devoirs de la maitresse. Sans compter qu’il devait se réserver des pauses pour jouer et se détendre. Il ne lui restait que de fines tranches horaires pour mener à bien son projet, pendant les repas par exemple, ou en prenant sa douche, ou encore avant de s’endormir. Pas évident. Et si ça ratait ? Si ça arrivait par hasard quand même ? Si rien ne se passait comme prévu ? Il serait profondément déçu, c’est sûr. Mais il s’en remettrait, car il n’était pas du genre à se laisser abattre.
Il ne pouvait s’empêcher de jouer avec, tout le temps. Il craignait un peu que cette habitude n’altère le résultat final, et le prive de son instant de gloire, mais il jouait avec. Il essayait de le cacher, de faire ça discrètement, pour ne pas laisser à Leslie la joie de se moquer de lui gratuitement. Les jours passaient au ralenti, comme si une main géante reculait les aiguilles du temps. Garry rêvait d’avoir une main aussi grande pour chasser l’autre, et faire avancer les aiguilles plus vite ! Il avait commis l’erreur d’en parler à sa grande sœur, qui ne trouva rien de mieux que de pouffer de rire juste sous son nez. Quelle punaise vraiment, pensait-il tout bas. Sa mère ne cessait de lui dire qu’il obtiendrait une récompense, peu importait quand ça arriverait. Mais cette perspective ne lui plaisait guère, après tout, comme Corneille avait si bien su le dire, « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». Garry lisait un magazine pour les grands un jour, quand il découvrit cette phrase. Dès lors, elle devint sa devise. Il mena quelques recherches pour savoir qui était l’auteur de cette citation fabuleuse, et il n’oublia jamais ce nom. Il estimait être un garçon en avance pour son âge, car il savait déjà lire comme un chef, sans bégaiements ni rien. Il lui semblait également qu’il comprenait tout mieux que les autres, il avait en quelque sorte un wagon d’avance sur ses camarades, et de ça, il n’était pas peu fier. À 6 ans, il en savait plus sur la réalisation d’un piège à souris que sa sœur ainée, qui elle, culminait déjà à 8 ans et demi ! Pauvre elle, elle ne disposait pas d’atouts suffisants pour sauter dans le wagon de tête à l’évidence. Cette idée lui donnait le sourire en toute circonstance. Alors avec tout ça, s’il n’arrivait pas à se débrouiller pour que son affaire soit un succès, il voulait bien se faire pendre ! (Enfin, il émettait tout de même une réserve quant au fait de se faire pendre.)
Le jour J allait bientôt arriver. Garry pouvait le sentir venir à pas de loups. Il fallait faire vite, très vite. Il déclencherait le processus après-demain si possible. Il avait tout prévu. Dans sa tête, tout semblait couler de source; après-demain, ses grands-parents viendraient pour déjeuner, car après-demain, on serait dimanche. Parfait, se disait-il, plus il y aura de monde, mieux ce sera. Dimanche midi donc, après manger bien sûr, il irait faire semblant de jouer dans le jardin pendant que les adultes boiraient un petit digestif et se raconteraient leur semaine. Au bout d’un quart d’heure approximativement, il reviendrait vers eux, en bombant son petit torse d’enfant, en tendant son bras gauche en signe de pouvoir absolu et en formant une espèce de cisaille avec le pouce et l’index de sa main droite. Et sans rien dire, il accomplirait l’acte ultime, puis il regarderait autour de lui dans l’attente d’applaudissements et de regards ébahis. Ensuite viendraient les diverses félicitations et le regard haineux de Leslie, point culminant de la représentation. Foule en délire, acclamations, admiration ! Quel petit gars courageux notre Garry, dirait son père. Oh comme il est grand mon bébé, dirait sa mère. Dimanche midi, après-demain. 48 heures avant le jour J, l’heure H. Deux nuits d’angoisses à passer encore. Il tiendrait le coup, il le fallait bien.
Dimanche midi. Dernier repas stressant, une pointe de trac commençait à grandir en lui. Garry se sentait presque fébrile et même capable de tout modifier et faire ça là maintenant, à table, mais il fallait résister. La surprise serait complètement réduite à néant si ça se passait à table. Il se hâta donc de manger ses frites et sa part de poulet rôti, puis d’avaler son yaourt pêche/abricot pour ensuite aller se laver les mains et sortir dans le jardin. Ses parents lui demandèrent de ne pas trop se salir avant de le laisser filer. Garry n’entendait rien, son cerveau bouillonnait. Il s’échappa agilement et se précipita sur la pelouse. Mission accomplie, résistance !
Garry se réfugia derrière le petit cabanon en bois où son père entreposait ses outils et sa mère les affaires de jardinage. Depuis son plus jeune âge, il récoltait tous les jouets susceptibles de plaire à sa sœur, dans le but qu’elle n’y touche pas. Certains étaient enterrés au pied du mur de la cabane à outils, d’autres sous les buissons qu’entretenait sa mère, d’autres encore somnolaient, dissimulés dans les sacs d’engrais à moitié vides que son père disposait sous le petit auvent derrière le cabanon. Leslie ne venait que rarement jouer ici, la plupart du temps, elle se contentait de suivre leur mère lorsqu’elle jardinait, puis s’asseyait en tailleur à côté d’elle pour lire un de ses livres d’images idiots. Garry y venait relativement souvent, et aimait s’y sentir seul. C’est ici qu’il attendrait l’heure H le plus tranquillement possible. Il restait debout, incapable d’être immobile et sautillait d’un pied sur l’autre, tordait ses doigts, récitait l’alphabet, mordait sa langue, fouillait ses poches. De temps à autre, il penchait la tête sur le côté afin de vérifier que ses parents et ses grands-parents ne quittaient pas la table de jardin, et qu’ils buvaient toujours leur digestif. L’attente devenait intolérable à présent, et les adultes semblaient prendre un malin plaisir à ne pas se servir à boire. Soudain, alors qu’il penchait de nouveau la tête, le visage de Leslie vint lui boucher la vue. Elle paraissait surexcitée. Garry tenta de l’envoyer balader, mais elle se tenait déjà derrière lui en sautillant légèrement. « Qu’est-ce que tu fabriques ici Garry ? Papa et maman demandent où tu es. » Lança-t-elle en fanfaronnant. « Tu devrais te ramener Garry ! Hihi ! ». Garry lui dit de se taire pour une fois et qu’il n’allait pas tarder à revenir. Satisfaite, Leslie tourna les talons en chantonnant. « Garry va se faire gronder ! Garry va être puni ! Lalala ! »
L’heure H. Ça y était presque ! Garry allait bientôt connaitre son heure de gloire ! Il sortit rapidement de sa retraite derrière la cabane à outils et se précipita dans le jardin ensoleillé. Lorsqu’il fut à la vue de tous, il se mit à ralentir son allure pour marcher d’un pas plus assuré. Un pas de guerrier. Quel panache ! Son regard se posa sur ses parents. Il allait les étonner, pour sûr, il allait les étonner. Il marchait tranquillement sans regarder où il mettait les pieds, la victoire lui tendait les bras de toute façon. Rien ne pourrait venir altérer le cours des choses maintenant. Ses pieds semblaient se diriger tous seuls, comme télécommandés, il visait ses parents, et ses grands-parents. En chemin, il ne cessait de jouer avec sa langue, mais ça serait bientôt fini. Sa sœur commençait à sourire de loin, en voyant son petit frère marcher comme un automate, elle étouffa un rire malicieux et moqueur. Garry le sentit, et l’espace d’un instant, il détourna le regard vers Leslie, juste une seconde, une seule petite seconde. Et sans crier gare, il se prit les pieds dans le tuyau d’arrosage. En un instant, il se retrouva allongé par terre, sur le ventre, le tuyau enroulant presque sa cheville gauche. Il n’avait pas vu arriver la chute, trop imprévisible, inenvisageable ! Mais il était encore possible de réussir son coup, même si ça ne donnerait pas la même impression. Tant pis. Il se releva en s’appuyant sur ses mains puis sur ses genoux et là, le drame. Deux petites gouttes de sang sur son jean. En geste de réflexe, il porta sa main à sa bouche et en tâta l’intérieur. Le sang venait de sa gencive, d’un petit trou dans sa gencive. Non, pas ça. Le drame. Il sentait des larmes lui monter aux yeux alors que sa mère s’approchait de lui, soucieuse. Le drame. Personne ne comprit sur le coup, mais pour Garry cela équivalait à la fin du monde. Il ne connaitrait pas l’apothéose. Plus jamais. Le spectacle tournait à la farce, une bien mauvaise farce. Adieu la gloire. Garry pleurait dans les bras de sa mère, dépité, accablé. Il serrait fort la petite chose dans sa main. Tout ça pour ça, bien tient Lucien !
Le soir, il plaça sous son oreiller une petite dent fraichement tombée. La petite souris passera quand même. Les contrariétés se dissipent vite dans l’esprit d’un garçon de 6 ans. Demain matin, il trouvera un dollar sous ce même oreiller, qu’il déposera dans sa tirelire. L’incident, le faux pas, l’abominable tuyau d’arrosage, le jean taché. Demain, il ne s’en souviendra plus.