top of page

FALKLAND EXPRESS, Poljack.


FALKLAND EXPRESS

J’avais veillé tard dans la nuit, emporté par un élan créatif, à travailler sur le septième chapitre de mon nouveau roman. Contrairement à mon habitude, je m’étais levé largement après l’heure de passage du facteur, ce samedi de printemps de l’année 2012. Non pas que je le guettasse tous les matins, mais il m’arrivait, quand mon activité m’amenait à l’extérieur au moment de sa tournée, d’échanger quelques mots avec cet homme ; sa conversation était toujours riche d’enseignement sur la vie du village dont il connaissait, grâce à son métier, tous les ragots à plusieurs kilomètres alentour. Quoi qu’il en soit, ma boîte aux lettres était de type normalisé, et le colis que j’y trouvai ne nécessitait pas que le préposé frappe à ma porte.

C’était un paquet de la taille d’un gros dictionnaire. Mal réveillé, je l’avais ramassé avec le journal et le reste du courrier et déposé sur le meuble qui encombrait mon entrée et recelait mes différentes paires de chaussures ; je l’avais abandonné là, le temps de vaquer à quelques occupations aussi routinières qu’indispensables. Plus tard, lorsque j’avais voulu prendre connaissance des nouvelles du jour, il s’était rappelé à moi et j’avais pris conscience de l’étrangeté de cet arrivage ; la pensée m’était venue que je n’avais rien commandé ni n’attendais de cadeau…

Il s’agissait d’une simple boîte en carton entourée de papier kraft renforcé par du ruban adhésif brun ; il mesurait à peu près trente centimètres sur vingt et son épaisseur n’excédait guère celle d’un dictionnaire. Il n’était pas très lourd, un peu moins d’un kilo, selon mon estimation. L’emballage avait visiblement subi quelques intempéries, l’adresse de l’expéditeur était illisible et celle du destinataire plus qu’à moitié effacée. On y distinguait uniquement le nom de ma rue et celui de mon village du Northumberland : Berwick. Le tampon de la poste était en aussi piteux état, mais on pouvait néanmoins voir qu’il avait été envoyé le 14 juin, soit une semaine plus tôt. J’allais le reposer quand une pensée fugace a retenu ma main. Quelque chose que je n’avais pas complètement enregistré avait pourtant frappé mon esprit. La date ! Le paquet était bien parti le 14 juin, mais de l’an 1982… Le jour de la reddition des Argentins dans les Falkland ! Les Fuckland, comme on les appelait alors entre nous !

Oui, les Fuckland. Parce que pour tous les paras qui avaient sauté avec moi, le 26 mai de cette année, ce fut vraiment une descente vers l’enfer. Nous nous étions battus à un contre trois sur le site de Goose Green. La plus longue bataille de cette putain de guerre. Les Argentins n’avaient pas hésité à nous balancer du napalm et ce fut un miracle que nous ayons perdu seulement dix-sept hommes. Nous compensions notre infériorité numérique grâce à des moyens techniques plus avancés et, comme s’en vantèrent plus tard les officiers, un état-major plus efficace et fin stratège. Quoi qu’il en soit, nous avions réussi à reprendre la place. Début juin, l’ordre était tombé de rejoindre le 42ebataillon des Royal Marines pour prêter main-forte à l’attaque de Port Stanley. Le cinq, nous occupions le mont Challenger. Et entre le 11 et le 13, nous participions aux derniers combats autour la capitale… C’est sûr, le 14 juin 1982, c’était une date que je ne pouvais pas louper.

Mais quel rapport avait cette maudite guerre, dont Jorge Luis Borges disait qu’elle était « comme deux chauves se battant pour un peigne », avec ce foutu paquet ? En regardant de plus près les timbres délavés par le temps et les intempéries, je constatais qu’ils n’étaient pas britanniques. Les teintes étaient fanées, mais tous − il y en avait trois − représentaient sur un fond de couleur différente selon leur valeur, la carte des îles Falkland. Était-ce juste une étrange coïncidence ? Ça faisait maintenant trente ans que j’avais enterré au plus profond de ma mémoire cet épisode douloureux de ma jeunesse, et voilà que par un samedi brumeux, il me rattrapait sous la forme d’un courrier surgissant du passé et dont j’ignorais s’il m’était réellement adressé ! Pourquoi le facteur l’avait-il déposé précisément dans ma boîte, alors qu’on n’y distinguait aucun nom ? Et si j’en étais bien le destinataire, qui me l’avait expédié ? Je n’osais l’ouvrir, partagé entre l’envie d’attendre la prochaine distribution des postes pour le renvoyer d’où il venait, et une curiosité croissante, tant à propos de son contenu que du mystère qui l’entourait. Le courrier suivant n’était que dans deux jours…

Je passais le reste de la journée dans un état de fébrilité peu propice à l’inspiration. Les muses devaient sentir la débâcle de mes capacités de concentration, elles avaient déserté mon bureau. À l’heure du souper, je n’avais pas écrit plus de dix phrases qui avaient mis mon esprit à la torture, et elles me semblaient aussi bancales qu’un ivrogne unijambiste. Maintenir mon attention plus de quelques minutes sur mon travail avait été au-delà de mes forces. Mais si mes pensées vagabondaient de la guerre des Malouines à ce maudit paquet, cela n’avait fait que renforcer mon entêtement et j’étais résolu à ne pas l’ouvrir ! J’avais décidé, pour une raison que je me refusais à reconnaître, qu’il ne m’appartenait pas.

Pour me changer les idées, j’étais sorti dîner au restaurant près de chez moi. Par un heureux hasard, j’y avais retrouvé mon ami Arthur Berkeley, un vieux professeur d’histoire à la retraite avec qui je m’étais lié peu de temps après mon installation à Berwick. Nous avions fait table commune et sa conversation érudite m’avait diverti un moment de mes préoccupations. Du moins jusqu’au dessert où, sautant du coq-à-l’âne, il me demanda à brûle-pourpoint :

— Dis-moi, Jack, tu as bien participé à la bataille de Stanley, dans les Falkland ?

Cette simple et anodine phrase était-elle le sésame que ma mémoire attendait ? Brutalement, tout m’était revenu ! Ce 11 juin 1982, lors de la première offensive, moi et cinq de mes camarades avions été séparés de notre unité, et pris en chasse par une vingtaine de guerriers ennemis, dans un village voisin de Port Stanley. J’avais vu mes amis tomber les uns après les autres sous les balles des Argentins. Je m’étais égaré dans ma fuite et croyais ma dernière heure venue quand la porte contre laquelle je m’étais blotti, tremblant de peur, s’ouvrit et qu’on me tira à l’intérieur. C’était une jeune femme, belle comme un ange. Elle m’avait pris par la main et entraîné par l’arrière de la maison dans un dédale de ruelles, jusqu’à un souterrain à l’entrée dissimulée, où elle se cacha avec moi. Il y avait pour tout mobilier un matelas posé à même le sol et trois cageots qui formaient une table et deux chaises. Je suis resté terré là, avec elle, tandis qu’au-dehors des hommes mouraient. Nous ne parlions pas le même langage, mais très vite, nous nous sommes retrouvés nus, sous une vieille couverture qui sentait le moisi. Peut-être était-ce la seule chose que nous pouvions faire, pour contrebalancer la rage meurtrière qui sévissait tout autour de nous : l’amour… Alors nous nous sommes aimés. Pour faire taire le bruit des armes ; pour diluer l’odeur de la poudre et du sang ; pour tenter de vaincre la haine et la mort.

Le lendemain, dévoré de remords à la pensée de mes camarades tombés au combat, je décidais de rejoindre mon bataillon. Je lui donnais ma chemise de rechange et mon calot, pour la déguiser. Je savais trop bien de quelle ignominieuse façon peuvent se comporter certains soldats, qu’ils fuient le déshonneur de la défaite ou qu’ils soient ivres de la victoire. Il valait mieux pour elle qu’on la prenne pour un homme. Je lui avais aussi laissé, comme un cadeau d’adieu, le livre de poésie de Rainer Maria Rilke qui ne me quittait jamais. C’était idiot, il était en anglais…

Par je ne sais quel miracle, mon absence, pourtant prolongée, était passée inaperçue. Mon retour n’avait suscité ni surprise ni questionnement ; j’avais retrouvé les hommes du 42e et m’étais glissé dans le rang, comme si j’avais toujours été à leurs côtés. La fureur des combats de ces dernières heures avait sans doute reporté à plus tard le décompte des morts et des vivants. Je ne cherchais pas à comprendre et savourais mon impunité. J’aurais pu être accusé de désertion ! Comble de chance, quelques jours après la capitulation des Argentins, je faisais partie du premier contingent à être rapatrié. De retour au pays, j’avais rapidement oublié la jeune femme des Falkland, et oblitéré le reste…

En rentrant chez moi, après cette fin de repas si troublante, je n’avais plus qu’une idée en tête : découvrir le contenu du colis. Sans prendre le temps de me déchausser ni d’ôter ma veste, je l’apportai à la cuisine où, à l’aide d’un couteau d’office, j’en découpai l’adhésif et arrachai l’emballage à grands gestes frénétiques. Lorsque j’en soulevais enfin le couvercle, mon cœur loupa un ou deux battements : J’avais reconnu immédiatement ce qui s’offrait à ma vue : entre ma chemise et mon calot, le livre de Rainer Maria Rilke… Malgré les années, tout était exactement dans le même état que ce fameux jour de juin 1982, comme si ces quelques objets avaient été déposés là la veille. Une chose, cependant, n’aurait pas dû être dans le colis ; c’était tout simplement impossible, car elle n’existait pas au moment où il avait été expédié. Elle ne pouvait pas exister ! Entre les pages du recueil de poèmes, je trouvai une photo. Un homme, d’une trentaine d’années peut-être, y souriait. Il avait les mêmes yeux et les mêmes cheveux noirs que l’ange qui m’avait sauvé, mais son visage était mon portrait, trait pour trait.

82 vues

Posts récents

Voir tout
bottom of page